Yousry Nasrallah : « L’idée, c’était de raconter la révolution que j’avais vécue »


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Après la bataille de Yousry Nasrallah, sorti ce mercredi en France, revient sur « la bataille des chameaux » à l’issue de laquelle les cavaliers et les chameliers de Nazlet El-Samman, village voisin des pyramides de Gizeh, ont été considérés comme des contre-révolutionnaires. Le long métrage est une fiction inédite sur la révolution égyptienne et ses multiples facettes. De passage à Paris, Yousry Nasrallah parle de  l’Egypte et de la vie de ses compatriotes après la chute de l’ancien président Hosni Moubarak, des islamistes et des défis des cinémas africain et arabe. Conversation
à bâtons rompus avec un Egyptien.

Yousry Nasrallah est devenu en une vingtaine d’années l’un des plus importants ambassadeurs du cinéma égyptien. L’ancien journaliste du quotidien As-Safir a préféré la caméra pour raconter le quotidien de ses concitoyens. C’est auprès de Youssef Chahine, grande figure du Septième art égyptien, que Nasrallah s’initie à la réalisation. De son premier film, Vols d’été (1988) présenté à la Quinzaine des réalisateurs, à Après la bataille en compétition au dernier Festival de Cannes, en passant par La Porte du soleil (2004), en sélection officielle à Cannes en 2004, le cinéaste égyptien n’a cessé d’être attentif aux points de rupture de la société égyptienne et du monde arabe.  

Afrik.com : Après la bataille, c’était une suite logique après avoir fait le court métrage Intérieur/Extérieur pour le film collectif 18 jours qui évoquait déjà la révolution ?

Yousry Nasrallah :
Pas du tout. Après Intérieur/Extérieur, j’avais signé pour un film qui ne parle pas de révolution mais des rapports entre un père et un fils. Mais en même temps, on avait la tête tellement prise par la révolution que je ne voyais pas comment j’allais me concentrer sur ce film. L’idée de faire Après la bataille est née parce qu’une amie m’a raconté cette histoire d’animaux qui mourraient de faim à Nazlet El-Samman (village qui se trouve au pied des pyramides et dont la plupart des habitants vivent du tourisme). Un cheval et un chameau coûtent énormément chers. Par ailleurs, j’avais voulu me servir pour Intérieur/Extérieur d’un matériel que je croyais connaître par cœur, relatif à « la bataille des chameaux ». J’étais alors persuadé que les cavaliers étaient armés. Mais en regardant le matériel très sérieusement, j’ai réalisé à ma grande surprise qu’ils n’étaient pas armés. Ceux qui l’étaient sont des gens qu’on a jamais vus et qui ont tué des manifestants. Cet effet médiatique qui fait qu’on fait porter aux chameliers le poids de la contre-révolution… Je me suis dit non ! Je connais ces gens avec qui j’avais travaillé dans les années 90 sur A propos des filles, des garçons et du voile. Le documentaire avait été tourné à Nazlet. Ces chameliers ne pouvaient en aucun cas être qualifiés de sbires de Moubarak. Ils ont toujours eu des problèmes avec le ministère de la Culture, les flics…

Afrik.com : C’était important pour vous de défendre ces chameliers et ces cavaliers qualifiés de contre-révolutionnaires depuis cette « bataille des chameaux » qui s’est déroulée le 2 février 2011 ?

Yousry Nasrallah :
Je ne pense pas que ce soit le but d’un film de défendre des gens. Il s’agit plutôt de défendre l’humanité de personnes qu’on déshumanise. La dictature fonctionne comme ça : elle vous invente des ennemis. Elle les déshumanise et vous déshumanise. Vous n’avez plus de dignité, vous finissez par vous détester et détester les autres. L’idée, c’était de raconter la révolution que j’avais vécue.

Afrik.com : Après la bataille montre plusieurs visages de la révolution Mahmoud, cavalier indexé et humilié, veut que sa vie change. A l’instar de Reem, femme libérée et révolutionnaire qui va à la rencontre des chameliers avec ses préjugés…

Yousry Nasrallah :
Bien sûr ! Mais chacun à sa manière. Et il faut trouver le moyen de comprendre tout cela parce que ce n’est pas si simple… Le fait d’avoir raison ne veut pas dire qu’on a raison.

Afrik.com : Après la bataille est le fruit d’une méthode de travail particulière. Vous avez tourné au fil de l’eau, des évènements, à partir d’un scénario initial de cinq pages. Vous le referiez ou cette façon de faire ne vaut que pour cette œuvre ?

Yousry Nasrallah :
C’était la méthode à suivre pour tous ceux qui ont participé au film. Quand j’ai soumis le projet au producteur égyptien, le premier à qui j’en ai parlé et qui a principalement financé le film, il a dit oui. J’étais ahuri. Je lui avait  dit : « Je te propose autre chose. Mais je sais que ça va être bien parce que ma tête est là  ! ». Tout aussi ahurissant : les comédiens et les techniciens qui ont suivi. Un comédien  travaille son rôle, connaît la fin de son personnage… Et la question récurrente, c’était comment finit Mahmoud, Reem… Ce à quoi je répondais : « Je ne sais pas ». Et c’était vrai. J’ai conseillé aux comédiens de laisser vivre leurs personnages dont il connaissait les traits principaux.  Je leur répétais : « Prenons les choses au fur et à mesure, ça va rendre les personnages plus crédibles et on va essayer d’assumer cela ». En France, les gens ont également suivi. Ça veut dire que l’idée n’était pas aussi folle que cela. Il y avait un besoin, un sentiment d’être dans cette réalité et d’en faire une fiction.

Afrik.com : Dans Après la bataille, on voit effectivement les images diffusées sur les manifestations…

Yousry Nasrallah :
Des images que tout le monde a vues. Mais qu’est-ce qui a autour de ça ? Comment vivent les gens ? Tout cela donne une qualité très spéciale au récit et au travail.

Afrik.com : Pour vivre cette expérience, fallait-il être entouré de ces comédiens que vous connaissiez déjà, tels Bassem Samra et Nahed el Sebbaï, et qui de fait avaient confiance en vous ?

Yousry Nasrallah :
C’est toujours très important d’avoir un casting auquel on croit mais je n’avais jamais travaillé avec Menna (Chalaby). Il faut travailler avec des gens avec lesquels on a envie de travailler. C’était évident pour moi que Mahmoud ne pouvait être que Bassem, Fatma, Nahed et que Reem ne pouvait être que Menna. Cela vaut pour tous les films. Le sentiment de sécurité que vous pouvez ressentir vient surtout du fait que vous avez fait le bon casting. Bien évidemment, les acteurs ont des doutes sur eux-mêmes, leurs personnages et moi. Tout comme j’ai des doutes sur eux. Ce sont des rapports complexes qu’on a toujours entre metteurs en scène et comédiens. Cependant, il y avait ce sentiment que parce qu’on avait fait le bon choix, ça allait marcher.

Afrik.com : A Cannes, où Après la bataille était en compétition, vous disiez que ce film était un acte militant parce que les islamistes avaient commencé à pointer du doigt la culture et les artistes…

Yousry Nasrallah :
De faire n’importe quel film constitue un acte militant ! Après la bataille a été fait dans une totale liberté. Il n’est pas passé par la routine habituelle du cinéma égyptien : permis de la police et autres autorisations… C’est donc un film libre qui est allé à Cannes. Cela veut dire quelque chose ! L’une des raisons pour laquelle, peut-être, notre cinématographie ne touche pas, ou avec difficulté, le marché international, c’est qu’on sent qu’elle n’est pas libre. On va au cinéma pour avoir un peu d’oxygène, des fenêtres s’ouvrent alors et la lumière rentre. Quand on sent que l’étouffement vient d’une censure ou de codes très subjectifs – on se dit qu’un Egyptien comprendra telle phrase ou telle scène ou qu’une réplique est transgressive dans le contexte égyptien -, au lieu de regarder un film, on se retrouve à faire une analyse socio-politique. Je ne pense pas que les spectateurs ont envie de faire constamment cet exercice. Aujourd’hui, faire un film dans un contexte où l’on vous dit que l’art est un péché, devient un acte militant. Quand on fait un film tourné dans cette liberté et qui trouve un marché en dehors de l’Egypte – ce qui est une nécessité aujourd’hui parce que le marché habituel africain ou arabe est en grande difficulté -, ça donne une idée de comment l’industrie peut s’en sortir.

Afrik.com : Les islamistes sont finalement arrivés au pouvoir…

Yousry Nasrallah :
C’était prévisible.

Afrik.com : Est-ce que vous sentiez qu’après ces révolutions inattendues en Tunisie et en Egypte, les islamistes arriveraient au pouvoir ?

Yousry Nasrallah :
Dans Femmes du Caire (2009), L’Aquarium (2008), La Porte du soleil (2004), il y a ce sentiment fort qu’il faut s’opposer aux islamistes. Il en est de même pour Marcides (1993) ou A propose des filles, des garçons et du voile (2005). C’est quelque chose que j’ai vu, que je vois. Quand vous êtes impliqués dans une révolution, que Moubarak tombe le 11 février et que le 19 mars un référendum est organisé autour d’une révision constitutionnelle alors que la révolution demandait une nouvelle Constitution; que l’armée et les islamistes font de la propagande pour obtenir un « oui »; les derniers affirmant que dire « oui, c’est dire «  »oui à l’islam et que ce « oui » l’emporte à 70%;  on voit bien que ça représente une possibilité très concrète.

Afrik.com : Aucun intellectuel de ces pays-là n’a jamais évoqué cette éventualité…

Yousry Nasrallah :
Tout le monde le sentait, tout le monde le voyait mais personne n’avait envie de répéter ce que Moubarak avait dit : « Si je m’en vais, vous allez avoir des islamistes ». Ben Ali l’affirmait également. Cependant, ils ont omis de dire que c’est eux qui ont inventé ces gens-là, qui ont mis nos pays dans des situations où il n’y a qu’eux ou les islamistes. Les militaires, les dictateurs et les islamistes ont en commun leur haine de la démocratie. Pour eux, c’est un mot obscène. Nous le savons et nous nous battons contre. Nous ne sommes pas impuissants face à cette mouvance islamiste. Nous avons fait une révolution pour réclamer la liberté. Une sentiment que l’on ne pourra pas enlever à des gens qui se sont mis en danger, qui ont affronté la mort et qui ont des revendications, qui ne sont pas uniquement métaphysiques, mais relatives à leur quotidien.  Le pain a été lié à la dignité (« Pain, dignité, liberté » était l’un des slogans scandés Place Tahrir). Je ne pense pas qu’on puisse les renvoyer à la servitude et à l’indignité. Quelque chose s’est brisé : ce côté servile des peuples égyptien et tunisien, c’est fini ! Que les islamistes, les miliaires essaient de reconstituer des structures dictatoriales, c’est normal. Cependant, ce n’est pas sûr qu’ils réussissent.  

Afrik.com : Il y a quelques jours, pour la première fois, on a vu une présentatrice voilée sur la chaîne publique égyptienne. Vous avez peur pour la liberté des femmes égyptiennes aujourd’hui ?

Yousry Nasrallah :
Leur liberté a toujours été entravée. Les femmes sont en lutte. La révolution n’a pas réglé cette question. Il y a encore beaucoup à faire mais rien n’est perdu.

Afrik.com : Et le fait de voir une présentatrice voilée ?

Yousry Nasrallah :
Je ne vois pas en quoi c’est la fin du monde. Mais quand je ne verrai que des présentatrices voilées, je commencerai à rouspéter. Jusqu’ici, je trouvais bizarre qu’il n’y en ait pas. Tout comme je trouvais étrange qu’il n’y ait pas de Noir, de Nubien qui soit présentateur. Il y a un racisme à la télévision égyptienne. Comme je trouvais bizarre aussi que les Frères musulmans soient maintenus en prison, longtemps après avoir purgé leurs peines. Mais d’ici à ne libérer qu’eux, c’est ce qui arrive maintenant, à libérer le meurtrier d’un intellectuel tué il y a 15 ans parce qu’il écrivait contre les intégristes et les islamistes; que ce meurtrier, amnistié par le président Morsi sorte de prison et que ce dernier dise que la fatwa qui lui a permis de tuer cette personne soit juste et que le meurtrier n’exprime aucun regret, je trouve ça alarmant et inquiétant. Le fait que Morsi ne libère que des islamistes et que des gens, qui ont participé à la révolution et qui ont été jugés par des tribunaux militaires, soient encore en prison fait rouspéter. Je ne suis pas le seul à le dire. Il y a un vrai mouvement autour de cela. C’est pas fini ! La société égyptienne est en mutation, pleine de contradictions et c’est bien.

Afrik.com : Vous avez des nouvelles des gens de Nazlet ?

Yousry Nasrallah :
Je les ai vus il y a quelques jours. Il y a plus de touristes. Ça va mieux, mais ça va mal. Le tourisme va très mal.

Afrik.com : Après la bataille constitue votre troisième sélection officielle à Cannes. Quels sont vos rapports avec ce festival ?

Yousry Nasrallah :
Ils sont très simples, parfois enfantins. Quand un film va à Cannes, c’est une protection, la reconnaissance que des films se font en Egypte. Quand un film comme Les femmes du bus 678   (2012) passe dans les salles françaises, que le cinéma égyptien, africain ou arabe est vu dans le monde, c’est un gage de survie. Pour l’Africain et l’Arabe moyens, ça lui rappelle l’importance d’avoir une cinématographie. Cela protège, pas contre l’autorité, mais contre la banalisation et les gens qui vous disent que l’art, la culture sont un luxe. Ce que les dictateurs tentent de faire : ils essaient de ridiculiser l’art. Ils vous disent : « Quand les gens meurent de faim, quel est le besoin de faire des films, des pièces de théâtre et de parler de danse ». C’est tout aussi vital.

Afrik;com : Comment se porte aujourd’hui le cinéma égyptien, un cinéma pionnier en Afrique  ?

Yousry Nasrallah :
Assez mal parce que le marché traditionnel est en train de se fermer. Les pays arabes sont en grande difficulté économique et politique. Le grand défi pour les cinéma égyptien, africain et arabe, c’est d’essayer de trouver un marché mondial. Cela ne consiste pas à « lécher les bottes » du spectateur étranger mais à réaliser que notre culture et notre cinéma font partie de l’humanité.

Afrik.com : Quand on est un cinéaste africain, ne peut-on parler que de politique compte tenu du contexte qui est le nôtre ?

Yousry Nasrallah :
Tous les films sont politiques. Batman, c’est un film politique par excellence. Les trois longs métrages primés à Cannes sont des œuvres politiques. Seulement la politique en Europe est différente de la nôtre. La politique en Europe, c’est la question de la prise en charge des personnages âgées, la place de l’Eglise, les pédophiles… Il y a toujours un contexte. Ce n’est pas de ma faute si toutes les guerres, les révolutions se font chez moi aujourd’hui. Le 11-Septembre a été le sujet de nombreux films américains.

Afrik;com : Des projets de films ?

Yousry Nasrallah :
Toujours (rires) ! Nous sommes en train de travailler sur le projet que je devais faire avant Après la bataille.

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