« L’Apprentissage » : Y comme Ya Rayt. Un livre délicieux sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. « Lettres persanes » d’aujourd’hui qui seraient écrites par une enfant de migrants, petit manifeste sur la double identité culturelle des Français d’origine étrangère, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre en février 2008, sous le titre « Hammam et Beaujolais ».
De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature… |
Y
YA RAYT
Pour Fayrouz
Dans notre émigration, ma mère avait emporté quelques 33 tours de musique arabe. Parmi ceux-ci, un disque-recueil des chansons à succès au Liban dans les années 60, chansons qui passaient à la radio, dans les restaurants, sur les plages, et qui ont bercé mon enfance, et que je réécoute souvent.
« Ya rayt » – « Si seulement »: cette chanson de Fayrouz, l’un de ses grands classiques, comme toutes les chansons de ce disque, a le pouvoir de déclencher en moi une émotion toute particulière quand je l’entends. Ce n’est pas l’émotion produite par l’écoute d’une Oum Kalthoum vibrante, ni par un Abd el Wahab émouvant, ni par du chaâbi algérois que j’aime tant, ni par aucune musique arabe ou occidentale, ni même par mes disques brésiliens que j’aime tant.
Car ce disque de chansons libanaises me parle seulement du Liban, de mon Liban à moi, celui que j’ai abandonné enfant. Ces chansons, que je connais par cœur, me parlent mieux du Liban que mille photos anciennes, que nos films familiaux tournés en Super 8, que nos centaines de photos d’enfance prises là-bas en noir et blanc.
Pour nous, émigrants et enfants d’émigrants, la musique de notre pays d’origine a des pouvoirs magiques, d’évocation, de mémoire, de restitution, machine à voyager dans le temps et l’espace, comme un coup de baguette magique dans un conte de fées, bain où à chaque fois nous replongeons dans notre identité, par toutes nos pores, comme des enfants.
La musique, plus encore que l’alimentation, est ainsi ce à quoi l’émigrant s’accroche le plus dans son exil, une part de lui-même qu’il continue de faire vivre, une part fondamentale de son identité qu’il continue de transmettre à sa communauté – à commencer par ses propres enfants* . Les concerts de Fayrouz à Paris, pendant la guerre du Liban, déclenchaient des délires parmi les exilés. Les artistes algériens réfugiés en France font pareillement salle comble de leurs compatriotes. Dans les fast-foods chinois de Paris, c’est la musique de leur pays que les propriétaires diffusent, et je jurerais que c’est moins pour créer une ambiance pour les clients que pour retrouver celle qu’ils ont perdue. Et un Youssou N’Dour à Bercy rassemble dans son public 90% de Sénégalais de France, qui recréent, le temps d’un concert à Paris, une fête africaine, dansante et joyeuse, comme celles de chez eux.
« Ya rayt »: jusqu’à la fin de mes jours, je crois, j’écouterai cette chanson, avec la même émotion. Tant que je me sentirai Libanaise. C’est-à-dire toujours.
* Pour comprendre comment la mémoire algérienne, et maghrébine, est restée vivante en France grâce à la musique, lire par exemple Bouziane Daoudi, Beur’s melodies, Séguier, 2002.