Indépendance Cha-Cha, le Bembeya Jazz, le highlife sont presque les noms de code d’une époque où naquit, sur les côtes atlantiques de l’Afrique, un vaste mouvement musical au début des années 60. La culture est soutenue par les nouveaux Etats indépendants, la création est foisonnante et les orchestres deviennent mythiques. L’épopée de la musique africaine : Rythmes d’Afrique atlantique, de Florent Mazzoleni, publié par Hors Collection, est une fantastique plongée dans cet « âge d’or » de la musique d’Afrique noire.
« De nombreuses musiques et danses issues du folklore se modernisèrent au contact d’instruments occidentaux, en particulier les cuivres et les guitares amplifiées.[…] Au Congo, comme au Sénégal, certains orchestres locaux se mirent en tête de « réafricaniser » (les) musiques afro-cubaines. Ailleurs sur la côte, au Ghana, l’émergence du highlife permit la création du premier style musical moderne africain », raconte Florent Mazzoleni dans L’épopée de la musique africaine : Rythmes d’Afrique atlantique, édité chez Hors Collection. L’auteur, très inspiré, a produit un document unique sur la musique moderne africaine qui émerge sur la façade atlantique de l’Atlantique au début des années 60. Il dit de cette musique qu’elle le fait « vibrer ». Des vibrations nourries par des séjours réguliers sur le continent africain, une collection impressionnante de vinyls, précieux témoignages de cet âge d’or de la musique en Afrique. Florent Mazzoleni, spécialiste des musiques noires américaines, s’est attaqué avec L’épopée de la musique africaine : Rythmes d’Afrique atlantique à une autre facette de la musique noire. Auteur de L’Odysée du rock, il a consacré notamment une œuvre à James Brown. Touche à tout, de la production musicale à l’écriture en passant par la réalisation et le journalisme, Florent Mazzoleni ne s’arrête jamais. Le journaliste indépendant prépare un livre sur la musique malienne, en attendant des compilations par pays sur les rythmes d’Afrique atlantique. Il faut participer à « leur redécouverte», dit-il, mais aussi à celle de la musique africaine contemporaine. Florent Mazzoleni est le directeur artistique d’un festival indépendant à Bordeaux dénommé « Les nuits de Bamako », dont la première édition à eu lieu en novembre dernier.
Afrik.com : Dans L’épopée de la musique africaine : Rythmes d’Afrique atlantique, vous retracez une aventure musicale qui démarre au début des années 60. Qu’ont-ils de particulier, ces rythmes ?
Florent Mazzoleni : Il y a une communauté linguistique, d’émotion et de culture liée à cette façade maritime. On assiste à une « réafricanisation » des rythmes le long des villes côtières où naissent les orchestres à cette époque. Les musiques sont sous influences afro-cubaines, afro-américaines, afro-caribéennes, françaises (pop music française). Quand on parle de musique d’Afrique noire, ce sont dans des pays comme le Nigeria, le Congo (RDC), le Mali, la Guinée ou le Sénégal que les choses se sont vraiment passées. Ces pays enregistraient le plus grand nombre de sorties, disposaient du plus grand nombre de labels, de producteurs, d’artistes, d’orchestres. En Guinée, par exemple, Syliphone, label d’Etat et peut-être le label africain le plus cohérent, a sorti 80 albums, et près de 80 singles
Afrik.com : A l’époque que vous décrivez, celle de la fin des indépendances, au début des années 80, la culture est une priorité pour les Etats. Surtout en Guinée dont la musique est emblématique de cette époque ?
Florent Mazzoleni : Comme le disait Sékou Touré, la culture était une arme. Il l’a utilisée comme moyen de propagande. Le chef de l’Etat guinéen estimait que le panafricanisme passerait par la culture grâce aux troupes nationales de marionnettes, de danse, mais aussi par la musique urbaine, la musique électrique, les grands orchestres qui pouvaient véhiculer un message à l’étranger. Des orchestres comme le Bembeya Jazz ont joué en URSS, à Cuba où il a tiré des larmes à Fidel Castro et tous les artistes cubains (le groupe enregistrera pour le label national cubain, Arreto), ou encore au Chili, en Amérique du Nord, en Europe et un peu partout en Afrique.
Afrik.com : A part le Ghana et le Nigeria où le highlife prédomine, peut-on dire que c’est la musique guinéenne qui a influencé toute la création dans la sous-région ?
Florent Mazzoleni : Elle a été pionnière. Le jour de l’indépendance de la Guinée, l’Orchestre national de la Guinée est formé. Il en sera de même plus tard au Mali. Les orchestres guinéens ont montré l’exemple. Ils étaient institutionnalisés, leurs membres étaient salariés par l’Etat, leurs instruments payés à l’étranger. Le Bembeya commence à enregistrer en 66-67 alors que tous les autres groupes prenaient forme à ce moment-là. Lorsque Demba Camara, le chanteur du Bembeya Jazz, décède en avril 73, c’est un deuil national en Afrique, une journée noire pour la musique africaine. Le Bembeya et Demba Camara avaient donné une certaine fierté nationale à toute cette région atlantique.
Afrik.com : Comment peut-on décrire cette musique que vous avez qualifiée, dans certains pays, de bande-son des indépendances ?
Florent Mazzoleni: Cette une musique paradoxale. Sékou Touré prônait l’authenticité culturelle et le folklore modernisé. Les griots ont été les rouages essentiels de cette musique au Sénégal, en Guinée ou au Mali. Certains d’entre eux étaient membres de groupes, comme les différents musiciens Diabaté, Kandia Kouyaté. Ces artistes ont aidé à propager le patrimoine musical de l’ancien empire mandingue, qui couvrait entre le XIIe et le XVe siècle, une dizaine de pays de la région. Il y avait un socle culturel commun pour tous les pays de la sous-région. Au Congo, les choses sont différentes : les influences sont plus françaises, plus bantoues, pygmées. C’est aussi une musique virulente dans ses propos contre l’impérialisme, mais on était plus sensible aux cuivres, aux arrangements qu’aux paroles. Je définirai cette musique comme de l’Afro-Pop, c’est de la musique populaire africaine qui parle à la fois aux élites et aux peuples. Chaque orchestre, du Bembeya, en Guinée, aux Ambassadeurs à Bamako, en passant par le Tout-Puissant orchestre Poly-Rhytmo au Bénin, chacun avait son club réservé. Outre le message politique, cette musique faisait danser ou invitait à l’introspection, parfois de façon assez prosélyte. Je pense à Alalaké, qui est un vieux thème mandingue, une louange à Allah.
Afrik.com : Sur cette façade atlantique, on retrouve au Ghana et au Nigeria le highlife et ses dérivés ?
Florent Mazzoleni : C’était déjà les pays les plus urbanisés de la région, on y écoutait la radio, il y a avait de l’électricité, il y avait des écoles de musique, c’est là qu’il y avait les grands ensembles de cuivre. Ces pays-là étaient plus sophistiqués. Le Nigeria est un marché qui s’auto-suffisait avec ses productions locales – la juju music, les percussions yorubas -, à l’exception des musiques de Fela, King Sunny Ade ou Ebenezer Obey qui s’exportaient. Alors que les orchestres comme le Bembeya Jazz National, les Ambassadeurs, partaient à la conquête du monde. A un moment donné, ils partaient tous pour Abidjan. A la fin des années 70, contrairement à ce qui se passe au Mali, en Guinée ou au Sénégal, l’économie ivoirienne se porte bien et la Côte d’Ivoire devient une plaque tournante musicale. C’est là que va naître une nouvelle forme de World music à l’orée des années 80. C’est là d’où vont partir Mory Kanté, Salif Keïta, Manu Dibango. L’Angolais Sam Mangwana va y enregistrer, Rochereau s’y établit, Franco y passe, de même que Fela… Abidjan est un centre névralgique d’où émergent des musiques plus professionnelles. Elles sont plus intimes et moins reliées au politique et au religieux. C’est une musique d’où disparaissent les sections de cuivre au profit des synthétiseurs. Les groupes ont commencé à se réduire comme peau de chagrin.
Afrik.com : Abidjan est un nouvel épisode dans la création musicale africaine ?
Florent Mazzoleni : On assiste à l’émergence, à Abidjan, puis à Paris, d’une musique globale africaine des années 80, plus professionnelle, encore une fois, beaucoup moins candide et par conséquent moins touchante. Je trouve qu’il y avait une sincérité absolue dans la musique des années 60-70. Les musiciens voulaient s’élever à la fois culturellement et spirituellement, et avec eux, leurs pays. Quand on entend le Bembeya, on a l’impression que toute la Guinée est derrière eux. C’est une musique liée à un contexte qui véhiculait un message, plus ou moins candide de fierté révolutionnaire. S’il y a un âge d’or pour moi, c’est 65-75. On a à la fois les influences américaines les plus fortes, avec James Brown qui se produit en Côte d’Ivoire et au Zaïre, des influences cubaines qui ont été bien digérées, fini donc la duplication, les influences mandingues, elles, explosent littéralement. La révolution, ce vent de modernité qui souffle est perceptible : mini, coupes afro et pattes d’eph’. Les photos de Seydou Keita et de Malik Sidibé saisissent très bien le quotidien de la jeunesse de cette époque. La bande son de cette époque, c’est une musique rythmée par le funk, le rythm & blues, une musique très noire-américaine. C’est l’époque du « Black is beautiful« . Les frontières étaient perméables à cette époque : le Burkinabé Madou Ballaké, qui a fait une carrière incroyable, enregistrait au Ghana, au Nigeria, au Bénin et en Côte d’Ivoire. La musique était panafricaine. A la fin des années 70, les K7 remplacent les vinyls. La disparition des vinyls, qui requièrent une certaine qualité d’enregistrement, entraînent l’implosion des orchestres, la crise n’arrange rien. Les solistes prennent la place des grands ensembles. Au début des années 80, le Bembeya, le Rail Band, le Baobab, le Poly-Rythmo, les plus grands orchestres de l’époque sont caducs. Franco et Rochereau ne vont pas non plus très bien à cette époque.
Afrik.com : Quel héritage ont laissé ces artistes, et qui sont finalement leurs héritiers ?
Florent Mazzoleni : C’est une époque bénie. On ne pourra jamais recréer cette musique, entre autres, parce que ces grandes sections de cuivre qui faisaient la particularité de cette musique ont disparu. On ne retrouvera jamais, me semble-t-il, la vigueur de ces années-là. On ne se projetait pas à l’échelon international, on voulait juste chanter son pays, éventuellement son leader politique. Les musiciens voulaient bien faire, notamment parce qu’ils étaient payés par l’Etat. Dès qu’ils ne l’ont plus été, la rigueur s’en est allée. Il faut attendre le renouveau acoustique du début des années 90 avec Ali Farka Touré, Oumou Sangaré, Toumani Touré, Ismaël Lo ou encore Omar Penn pour retrouver cette vigueur de la musique africaine. La plupart des grands d’aujourd’hui ont connu cet âge d’or.
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