En 50 ans, le lac Tchad a perdu près de 90% de sa surface. Un assèchement qui modifie profondément les équilibres biologiques, humains, et alarme les autorités des pays riverains. A la veille de la 3ème session Afrique du 8ème Forum mondial du développement durable qui s’est tenu à N’Djamena le week-end dernier sur le thème de la sauvegarde du lac Tchad, nous sommes allés, avec une équipe de scientifiques et d’administrateurs locaux, à la rencontre de ses habitants.
De notre envoyé spécial
Sur les berges du lac Tchad, dans le village de Guité, des pirogues déversent sans discontinuer leurs marchandises licites et illicites. Ce matin, de la canne à sucre et des sacs de ciment en provenance du Nigeria. A terre, entre les camions venus récupérer la précieuse cargaison, les prix se discutent en francs CFA et en naira, la Monnaie nigériane. L’immense étendue d’eau, que se partagent plusieurs pays – le Tchad, le Niger, le Nigeria et le Cameroun –, est une zone d’intense commerce transfrontalier.
L’embarcation qui doit nous conduire vers l’île de Kinasserom, un village de pêcheurs, fait entendre son moteur. Debout à l’avant, un piroguier muni d’une longue perche sonde la profondeur des eaux et guide son collègue campé à l’arrière à travers les canaux formés par les roseaux et les papyrus. Face à la prolifération végétale, l’abondance d’oiseaux et cette eau qui s’étale à perte de vue, l’on peine à croire que le lac et son écosystème risquent de bientôt disparaître. Selon les scientifiques les plus alarmistes, les vingt prochaines années pourraient sonner le glas de celle qui était autrefois surnommée « la mer intérieure de l’Afrique ». D’une superficie de 25 000 km2 en 1960, elle n’est plus que de 2 500 km2, selon les chiffres avancés par les autorités tchadiennes qui s’appuient en particulier sur des observations de la Nasa.
Les fortes pluies des mois de juillet à septembre semblent faire mentir, cette année, ce pessimiste oracle. Le bassin méridional où nous nous trouvons, bien alimenté par ses principaux affluents, les fleuves Chari et Logone, a déversé une partie de ses flots dans le bassin nord, plus affecté par la décrue. Le lac n’est plus divisé en deux, il forme de nouveau une seule et profonde étendue d’eau. Une nouvelle qui, à notre grande surprise, n’enthousiasme pas les pêcheurs.
Mauvaise pêche
Alladji Bacar Sem, long et sec, en short et débardeur jaunes, un foulard autour de la tête, rit de toutes ses dents. Amusé, sans doute, par la frayeur qu’il nous a causée quand son embarcation a percuté la nôtre. Le jeune pêcheur se plaint du niveau des eaux, trop élevé pour assurer de bonnes prises. « Avant, il y avait beaucoup de poisson, maintenant plus assez », lâche-t-il, en soulevant le couvercle de la marmite de riz qui mijote sur sa pirogue. A l’intérieur du récipient, pas de carpe, de capitaine ni même de tilapia. Pas un seul poisson. Il est plus rentable d’abandonner ses maigres prises aux acheteurs potentiels… Arrivés sur l’île de Kinasserom, Issaka Abacar, 30 ans, propriétaire d’une embarcation motorisée et patron d’une petite équipe de pêcheurs, nous tient le même discours. « Avec la montée des eaux, la pêche n’est pas bonne, les géniteurs repartent dans les herbes pour se reproduire », explique-t-il, regrettant néanmoins la tendance générale à la baisse du niveau du lac. « Je vis depuis 25 ans ici. La quantité d’eau va en diminuant, et les poissons aussi », constate-t-il.
Arrachid Ahmat Ibrahim, chef d’antenne régionale du projet de développement de la pêche à Bol, une localité voisine, traduit ses propos de l’arabe local. Puis il ajoute que la diminution de la quantité de poisson s’explique aussi par une surpêche sauvage. « Les gens utilisent des méthodes non réglementaires, dénonce-t-il. Par exemple, des barrages et des digues pour obstruer le passage des géniteurs, des filets à trop petites mailles… » Des pratiques qu’il essaie de combattre : « Pour développer la filière pêche, il faut qu’on arrive à vulgariser les textes la réglementant, faire la promotion d’une pêche responsable. »
Tour de Babel
Selon M. Ibrahim, environ 300 000 personnes sur les 11 millions d’habitants de la région vivent directement de la pêche. Une population de plus en plus importante qui exerce une pression considérable sur les ressources. « Quand je me suis installé ici en 1984 (Kinasserom a été fondé en 1945, quand l’île a émergé), il y avait environ 200 personnes. Maintenant nous sommes 6000 », observe Adam Seïd, le chef du village. D’ethnie boudouma – un peuple lacustre autochtone –, il exerce son autorité sur des administrés d’origines très diverses aimantés par les richesses du lac. « Ici, il y a des Kanembou, des Kotoko, des Massa… sans compter les Maliens, les Nigérians, les Sénégalais. Il y a de la place pour tout le monde ! », déclare-t-il, sous l’œil approbateur des membres de son conseil.
Pour assurer la remontée du niveau des eaux, le gouvernement caresse un projet pharaonique : transférer une partie du débit du fleuve Oubangui vers le Chari, principal affluent du lac. Interrogé sur le sujet, M. Seïd répond que les débats se font au niveau des chefs de canton. S’il n’est pas très disert sur la question, il en va autrement de Mahamat, un jeune habitant du village qui se dépêche de nous rattraper avant que nous ne reprenions la pirogue. « Si l’eau monte, nous devrons quitter nos maisons, partir dans un autre lieu où nous risquons d’avoir des problèmes de santé. L’Etat tchadien nous a interrogés, mais en vérité il fait ses affaires entre l’Etat et l’Etat », dénonce-t-il, avant d’ajouter qu’« il faut alerter l’opinion publique pour qu’elle sache que nous ne sommes pas d’accord ! »
Pour Brahim Hamdane, un fonctionnaire du ministère de l’Environnement qui nous accompagne, les pêcheurs mécontents défendent des intérêts particuliers à court terme. La priorité est de « sauver le lac Tchad ». S’il redevient plus grand, les pêcheurs auront du poisson « douze mois sur douze » et « on peut même faire des barrages anti-inondations pour sauver les villages », estime-t-il.
Fructueuses récoltes
Les pêcheurs ne sont pas les seuls qu’une montée drastique des eaux dérangerait. Selon Frédéric Réounodji, géographe à l’université des sciences et techniques d’Ati, les grands bénéficiaires de l’assèchement du lac sont les éleveurs et les paysans pratiquant une agriculture de décrue. En reculant, l’eau leur a cédé d’importants pâturages et des terres fertiles. Et depuis la construction, en 1994, d’une route bitumée reliant la centaine de kilomètres séparant le lac à la capitale N’Djamena, leurs activités sont devenues plus rentables encore. Alajaba est l’un de ces agriculteurs qui a trouvé son compte dans la situation actuelle. Installé à Guité, il récolte des mangues, cultive le sorgho et des légumes qui font vivre ses deux femmes et quinze enfants. Pêcheur quand la saison est propice, il préfère néanmoins la stabilité que lui procure sa principale activité. « L’agriculture, c’est plus sûr, explique-t-il. Avec la pêche, tu peux gagner 200 000 F CFA en une semaine, mais c’est un travail beaucoup plus aléatoire. Et en plus, il faut payer des taxes ! »
Les Etats regroupés au sein de la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT) ne se sont pas encore prononcés sur la solution qu’ils comptent prendre pour « sauver » la plus vaste étendue d’eau du Sahel. Mais il ne fait aucun doute aujourd’hui que leur décision fera des gagnants et des perdants.
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