Le démantèlement du camp de Laâyoune par les autorités marocaines le 8 novembre dernier a scandalisé une grande partie de la presse occidentale, prompte à condamner Rabat.
Tranchant avec ces passions – et parfois ces excès –, l’ONU a fait preuve de plus de réserve.
Quand bien même une radicalisation pourrait apparaître pour le Front Polisario comme un
moyen de lutter contre sa décomposition, de peser sur la scène internationale et de saper la
proposition marocaine d’autonomie de la région – pourtant solution la plus pragmatique pour
permettre à l’ensemble des protagonistes de sortir la tête haute –, le processus de paix et la stabilité de la région n’ont rien à y gagner. Une analyse d’ Antonin Tisseron, Chercheur associé à l’Institut Thomas More, co-auteur du rapport « Pour une sécurité durable au Maghreb: une chance pour la région, un engagement pour l’Union Européenne » publié en avril 2010.
Mardi 9 novembre s’achevait le cinquième round des négociations directes entre les
autorités marocaines et le Front Polisario sous l’égide de l’ONU. Entamé la veille, il
s’inscrivait dans la continuité de discussions commencées en juin 2007 afin de mettre
fin au conflit du Sahara occidental, souvent qualifié de « gelé » ou « oublié ». Dès
avant l’ouverture des négociations, l’espoir de voir avancer le règlement de ce conflit
vieux de trente-cinq ans semblait compromise, le Front Polisario s’arc-boutant sur la
tenue d’un référendum d’autodétermination, condition sine qua non selon lui de toute
sortie de crise, refusée par le Maroc.
C’est dans ce contexte que sont intervenus des heurs graves lors du démantèlement
d’un camp de toile dans le secteur de Laâyoune, où des milliers de Sahraouis s’étaient
installés depuis le 10 octobre pour protester contre la détérioration de leurs conditions
de vie. Selon le préfet de région, tout est en effet parti d’un mécontentement social. Le
chômage frappe durement une population locale qui ne voit pas toujours arriver l’aide
promise, alors que les « 1 652 ralliés » sahraouis revenus des camps du Polisario à
Tindouf ont reçu des aides immédiates pour leur réintégration (1).
Si les circonstances des heurts sont encore mal connues, le démantèlement du camp a
été l’occasion de violences dont les échos ont rapidement traversé le détroit de Gibraltar. Malgré le choix initial des autorités marocaines de privilégier le dialogue,
plusieurs médias et ONG occidentaux ont condamné le recours à la force au nom des
droits de l’homme. La presse espagnole a notamment repris une photo d’enfants
palestiniens datant de 2006 (publiée sur un site favorable au Front Polisario) pour
illustrer les conséquences de l’action des forces de sécurité marocaines à Laâyoune.
Une photo à charge… Dans le contexte de conflit entre le Front Polisario et le Maroc, il
n’y a rien d’étonnant, hélas, à ce que les chiffres et la qualité des morts et des blessés
fassent l’objet d’une bataille acharnée (2). En revanche, que les médias d’un pays
démocratique, de surcroît membre de l’Union européenne, deviennent la caisse de
résonnance d’une propagande digne de la Guerre froide pour agiter les passions
populaires sur fond de guerre médiatique, cela est autrement plus grave. Les
journalistes ont rapidement fait disparaître la photo en question, fournie par l’agence
espagnole EFE. Mais cette erreur rappelle que les médias et les moyens de
communication modernes sont une arme dans les guerres d’aujourd’hui, voire la
principale pour un Faible qui ne peut l’emporter militairement (3).
La violence de ces réactions contraste avec la retenue dont ont fait preuve le
gouvernement espagnol et l’ONU. La ministre espagnole des affaires étrangères,
Trinidad Jimenez, sommée le 16 novembre de s’expliquer devant le Parlement et face
au Sénat, a demandé aux députés de parler avec « prudence » du Sahara occidental
car « il n’y a pas de données avérées ni confirmées » par les organismes
internationaux (4).
Tout comme l’Espagne, le Conseil de sécurité des Nations unies a « déploré » mardi 16
novembre les violences survenues huit jours plus tôt à Laâyoune, mais a refusé
d’ouvrir l’enquête réclamée par un Polisario qui n’hésite pas à parler de « massacre ».
Après avoir écouté le compte rendu du numéro deux du département des Opérations
de maintien de la paix, l’Indien Atul Khare, et de l’envoyé spécial de l’ONU pour le
Sahara, Christopher Ross, les quinze pays membres n’ont pas souhaité aller plus loin. Il
faut dire que l’une des rares certitudes, comme l’exprimait Khadija Mohsen-Finan,
chercheur en relations internationales et enseignante à Sciences Po au cours d’un
entretien au Monde, est que la contestation n’est pas individuelle mais collective.
L’intervention des forces de sécurité marocaine constitue en tout cas une aubaine pour
un Polisario confronté à la hantise de son déclin. Selon la spécialiste de la région
Laurence Ammour, plusieurs signes ont en effet témoigné ces dernières années d’un
durcissement et d’une crise du mouvement indépendantiste (5). En 2006 déjà, le
Secrétaire général des Nations Unies était saisi d’une plainte concernant les menaces
proférées par le Polisario à l’encontre du contingent français de la Minurso « en signe
de représailles contre la France qui appuie la position du Maroc ». Plus récemment, à
la suite du démantèlement du camp d’Agdim Izik, le Polisario a accusé la France d’être
responsable de la décision de l’ONU de ne pas donner suite à sa demande d’enquêtes.
Cette radicalisation dans le discours est nourrie par une perte d’influence du
mouvement historique indépendantiste. Nombre de Sahraouis quittent les camps de
Tindouf pour rejoindre la Mauritanie et s’installer dans la ville de Zouérate, voire
rentrer au Sahara occidental. Le Polisario semble également de plus en plus contesté
dans sa prétention à représenter les Sahraouis. En témoigne, depuis quelques années,
l’émergence de revendications indépendantistes émanant de jeunes sahraouis nonmembres
du Polisario, tout comme la création du mouvement dissident Khatt Achahid
(Ligne du martyr) dont le représentant déclarait, en décembre 2009, que la direction
du Front Polisario devait ouvrir un dialogue constructif afin de déterminer ce que
veulent réellement les populations vivant dans les camps. En septembre dernier, c’est
le policier Mustapha Salma Ould Sidi Mouloud, inspecteur général de la sûreté du
Polisario, qui a fait défection et appelé à soutenir le plan d’autonomie proposée par le
Maroc avant de rejoindre les camps de Tindouf pour y défendre le projet marocain,
entraînant son arrestation une fois passée la frontière.
La gestion médiatique de l’épisode de Laâyoune par le Polisario ressemble en cela fort
à une tentative de reprise en main de la contestation interne, pour s’affirmer comme
un acteur incontournable sur la scène internationale, voire même imposer dans le
calendrier international la question sahraouie en des termes pour lui favorables. Sur le
fond en effet, alors que les protagonistes ne parviennent pas à de se mettre d’accord
sur des listes électorales et que le verrouillage politique et idéologique dans les camps
de réfugiés laisse peu d’espoir sur la capacité des Sahraouis en Algérie à voter en toute
liberté, la proposition marocaine d’autonomie dans le cadre du processus de
régionalisation demeure l’alternative la plus crédible.
Elle est actuellement la seule qui permette aux protagonistes de sortir d’un schéma
gagnant-perdant pour permettre à chacun, et notamment aux réfugiés qui ont choisi
l’exil, de sortir du conflit la tête haute. L’autonomie de gestion proposée par le Maroc
prévoit en effet la mise en place d’organes législatif, exécutif et judiciaire au niveau
local, tout en permettant à l’État de conserver une compétence exclusive sur les
domaines régaliens, notamment la sécurité, la coopération internationale, les relations
extérieures, la religion et le système judiciaire. La régionalisation offre aussi à l’Algérie
une porte de sortie. Le conflit du Sahara occidental, éminemment géopolitique, repose
sur les tensions entre l’Algérie et le Maroc, nées autour du zèle algérien à l’égard
d’opposants de gauche marocains venus se réfugier à Alger et alimentées par une
rivalité de puissance sur fond de modèle et de traditions politiques différents (6). Sans
le soutien de l’Algérie, le Polisario aurait vraisemblablement déjà disparu. Comme le
préconisait déjà dans son rapport de 2006 le secrétaire général des Nations Unies Kofi
Annan, le conflit ne sera jamais réglé sans qu’une solution globale associant l’Algérie
soit trouvée.
Si une telle approche est difficile à mettre en oeuvre, elle ne pourra en tout cas venir
d’une violence et d’une radicalisation préjudiciable au dialogue. Le Front Polisario et le
Maroc ont accepté de se retrouver en décembre à Genève puis New York, pour de
nouvelles discussions sur le Sahara occidental. En l’absence d’amélioration de la
confiance entre les participants, les chances d’obtenir des avancées sont toutefois en
l’état peu probables. La région a besoin d’apaisement, pas de provocations. C’est aussi
pour sortir des impasses actuelles que Christopher Ross a appelé les Européens à
davantage d’investissement sur le dossier du Sahara occidental, qui pourrait être l’une
des priorités du Service européen pour l’action extérieure (7). Tout en gardant à
l’esprit que trente cinq années de tensions ne se règleront pas en un jour.
Par Antonin Tisseron
Le site de l’Institut Thomas More