Officiellement, les femmes violées n’existent pas. L’Etat ne les a pas reconnues comme étant des victimes du terrorisme. La SARP, qui a eu à prendre en charge quelques-unes de ces femmes, avoue ne pas disposer de statistiques à ce sujet.
Région de Chlef, année 1997. La violence terroriste fait rage. La folie meurtrière n’épargne personne, hommes, femmes, enfants, vieillards. Alors que le pays est mis à feu et à sang par ces « fanatiques de Dieu », M., jeune bergère de 14 ans, fait paître son troupeau à quelques pas de son village, ne se doutant pas que sa jeune vie allait être brisée. Elle est attaquée par un groupe de terroristes qui pullulent dans cette région. Enlevée et séquestrée des semaines durant dans les maquis, elle y vivra l’inimaginable. L’innommable. L’enfer. La barbarie sous sa forme la plus abjecte. Les mots manquent et ne sauraient décrire ou qualifier l’étendue de l’horreur de ces actes. Immobilisée, la fillette verra passer sur son frêle corps des dizaines d’hommes par jour, parfois même jusqu’à 50.
Tous les jours. Pendant plus d’un mois. Le viol collectif n’est d’ailleurs pas la seule atrocité que ses agresseurs lui feront subir. Régulièrement battue jusqu’au sang, elle se verra assener un coup de hache à la tête, qui ne l’acheva pas, mais lui laissa une cicatrice qui court de part et d’autre de son crâne. Quand elle est retrouvée par des militaires, elle est plus morte que vive. Mais son calvaire était loin de prendre fin, tant les stigmates de cette épreuve sont insurmontables, et tant la société et l’Etat sont impitoyables à son égard. Voire même indifférents au calvaire enduré et à ses souffrances. L’histoire de M. n’est évidemment pas « un cas isolé ».
Comme elle, ce sont des milliers de femmes et jeunes filles, parfois même mineures et à peine pubères, à avoir été violées par les terroristes. Parfois enlevées lors de descentes punitives dans les villages, elles ont été gardées captives durant des mois, des années même dans les campements. Certaines ont été agressées chez elles, lors d’incursions, sous le regard de leur père, de leur mère, de leur mari, et parfois même de leurs enfants, avant d’être tuées dans certains cas. Plus nombreuses qu’il n’est dit… Combien sont-elles au juste ? Personne ne peut le délimiter avec précision. Seules des approximations existent. 3000 ; 6000 ; 8000 ? A l’époque, et même aujourd’hui, établir une liste exhaustive de ces victimes relève de l’impossible. Et les collectifs qui ont tenté de recouper de telles données se sont heurtés à plusieurs écueils.
La Société algérienne de recherche en psychologie (SARP), par exemple, qui a eu à prendre en charge quelques-unes de ces femmes, avoue ne pas disposer de statistiques à ce sujet. « Nous avons entendu des chiffres, donnés par différents intervenants. Mais, personne, même nous et les autres associations qui avions eu à prendre en charge ce dossier ne pouvons prétendre les avoir toutes répertoriés. L’on a beau chercher, au niveau du ministère de l’Intérieur entre autres, mais des chiffres n’existent pas. Et pour cause, personne ne connaît réellement l’étendue des dégâts », affirme Mme Cherifa Bouatta, psychologue, vice-présidente de la SARP.
Tout le monde s’accorde toutefois à dire que la réalité dépasse ce qu’il est avancé. « Rares sont celles qui s’en sont sorties vivantes. Et encore plus rares celles qui, rescapées, en ont parlé et ont été « identifiées » comme telles » », assure Mme Cherrifa Kheddar, présidente de l’association Djazairouna des familles victimes du terrorisme et de défense des droits des femmes. « Ce sont des familles entières qui ont été décimées dans les zones isolées. Dès lors, impossible de dresser des bilans. De même, elles sont des centaines à avoir disparu sans laisser de traces, et nul ne sait ce qu’il est advenu d’elles », explique, quant à elle, Mme Hanifa Benghanem, directrice du Centre national algérien des femmes victimes de violence et en situation de détresse (CNAFVVSD), sis à Bou Ismaïl. « Par exemple, continue-t-elle, il y a quelques temps, une dame d’un certain âge est venue me trouver. Elle était en possession de photos de deux jeunes filles, ses filles. Elles avaient été enlevées par les terroristes, et les autorités lui avaient assuré qu’elles avaient été recueillies dans un centre. Hélas, cette mère a eu beau frapper à toutes les portes, et ce, des années durant, nulle trace de ses filles. »
Cette histoire traduit bien le flou qui entoure cette période sanglante. Mais elle révèle aussi et surtout, un Etat qui n’a pas su, pu, ou voulu, s’occuper de ces victimes. Et encore moins les prendre en charge et les reconnaître.
Violées mais pas victimes
Car, officiellement, ces femmes n’existent pas. L’Etat ne les a pas reconnues comme étant des victimes du terrorisme. Et il ne les reconnaît toujours pas. On a refusé de leur accorder un statut, et par là-même, une indemnisation. Une femme enlevée, violée, battue par des terroristes, n’est pas considérée en Algérie comme une victime de guerre. « Certaines ont même dû monter un dossier les présentant comme des blessés pour se voir attribuer une rente », raconte Mme Kheddar, forte des connexions que lui confère son poste dans l’administration wilayale. « Mais ce n’est pas chose aisée, tant les PV, attestations médicales et autres documents à fournir qu’il faut trafiquer sont nombreux », tempère toutefois Mme Bouatta. Réchappées de l’enfer, elles se sont pour la plupart retrouvées seules, dans le désarroi le plus total, sans aucune aide ni ressource. Et les arguments avancés par les dirigeants de l’époque pour justifier ce déni sont révélateurs du cauchemar qu’ont endurées ces femmes, et du regard porté sur elles. « Des associations et des organismes avaient demandé à l’Etat une reconnaissance de ces filles », raconte Mme Bouatta, « l’on nous a répondu par la négative, car leur donner un statut de ’’femmes violées par les terroristes’’ aurait été les stigmatiser ».
Leur apposer sur le front une étiquette, les marquer à l’encre indélébile. Leur rappeler indéfiniment leur agression. Un viol n’est-il pas d’ores et déjà une cicatrice que l’on garde toute une vie ? « Ce n’est pas émotionnellement ou psychologiquement qu’on voulait les préserver. L’on considérait en haut lieu qu’une quelconque reconnaissance officielle ferait d’elles des femmes non mariables, parce que tout le monde les sauraient femmes violées. Elles étaient donc indésirables et personne ne voulait d’elles comme épouses potentielles », explique la psychologue. Car, mêmes victimes, elles étaient souillées, et portaient la honte, la culpabilité. De même, il a été rapporté qu’un ministre avait légitimé ce refus en affirmant que « si on les indemnisait, tous les mois lorsqu’elles recevraient leur pension, on leur rappellerait l’acte de viol et que, quelque part, cela équivaudrait à de la prostitution… »
Déni de mémoire
L’on comprend dès lors pourquoi la seule préoccupation de ces femmes a été de disparaître, de se faire oublier, et qu’elles ne sont qu’une minorité à s’être manifestées. Face à cet état de fait, à ce mépris déguisé en compassion, les associations de femmes, la SARP et d’autres organismes militant pour leurs droits avaient demandé, et recommandé, de les répertorier en tant que « victimes de terrorisme », sans pour autant mentionner la nature des sévices subis. Requêtes à laquelle aucune suite n’a évidemment été donnée. Mais ce n’est pas parce que l’on ne vous regarde pas que vous cessez d’exister. « Elles voulaient tout simplement être reconnues, admises. Politiquement et donc socialement et familialement »., analyse Mme. Bouatta. Car cette absence de considération est une tentative de les effacer, de les occulter de l’histoire du pays. De se débarrasser d’un fardeau embarrassant. « Cela a un nom, c’est un déni de mémoire », déplore-t-elle.
Elles ont survécu à l’horreur
Echapper à ses violeurs, et après ? Quelque temps après avoir été retrouvées, certaines femmes, l’on s’en souvient tous, avaient trouvé la force, et le courage, de témoigner. A visage découvert, elles avaient raconté leurs histoires, à la presse, aux autorités, et à des spécialistes, psychologues et psychiatres, pour certaines. Et aujourd’hui, après plus de dix ans, que sont-elles devenues ? Retrouver leurs traces, ou du moins les victimes « reconnues » , n’est pas chose aisée. Elles ont simplement toutes « disparu ». Même celles qui avaient été recueillies dans des foyers, ou des centres « spécialisés », ou qui étaient en contact avec des associations et des psychologues. Certes, les personnes qui avaient pansé les meurtrissures de ces femmes reçoivent sporadiquement des nouvelles de quelques unes d’entre elles, qui ont accepté de garder le contact. Mais elles sont rares, et refusent catégoriquement, des années plus tard, de témoigner ou d’entrer en contact avec des journalistes.
Même si l’histoire de toutes ces femmes est individuellement révoltante, chacune des intervenantes garde en mémoire le parcours d’une fille. Un cas qui les a émues plus que les autres, et dont la souffrance et l’angoisse n’a jamais pu quitter leur pensée.
De la prostitution à la sérénité
L’association Djazaïrouna, qui active dans la région de Blida, a eu à en prendre en charge près d’une vingtaine, pour la plupart des filles natives de la ville ou de l’un des villages alentours. « Si elles s’étaient dirigées vers nous, ce n’était pas du fait des autorités ou des éléments qui les avaient retrouvées. Dans la plupart des cas, c’était un proche parent, qui ne sachant pas quelle attitude adopter face à elles, nous les confiaient », raconte la présidente. « Nous avons par exemple eu le cas d’une jeune fille, L., qui était accompagnée de son frère aîné », se souvient-elle. A l’âge de 17 ans, elle assiste au massacre de sa famille lors d’une attaque contre son village. Volontairement ou non, les assaillants l’épargnent, et quittent les lieux, la laissant pour morte après lui avoir fait subir les pires sévices.
C’est donc son frère, seule famille qui lui reste, qui l’accueille. « Elle allait tellement mal qu’elle a versé dans la prostitution. Son frère, n’y tenant plus, l’a donc amenée au siège de l’association. Mais ce dont elle avait réellement besoin était d’être éloignée le plus possible du milieu dans lequel elle baignait, les lieux où elle avait vécue cette tragédie, car cela ravivait le traumatisme. Hélas, nous n’avions pas de foyer d’accueil, et c’est une structure dans la capitale qui s’est chargée d’elle », narre-t-elle, poursuivant « seulement, elle n’a pas supporté le régime très strict de l’établissement. Elle s’en est donc échappée, a repris ses « activités », et a complètement coupé les ponts avec nous », s’attriste Mme Kheddar. Jusqu’au jour où, quelques années plus tard, cette dernière reçoit un appel d’elle, ou plutôt de « la nouvelle elle ». « Elle s’est mariée, avec un monsieur beaucoup plus âgé qu’elle. Elle a eu trois enfants. Elle a pu refaire sa vie. Je l’ai revue depuis. Elle s’est assagie. Elle semblait paisible, sereine », se réjouit-elle.
Et dans le lot de ces filles dont la vie a été brisée par ces viols, elles sont malgré tout quelques unes , quelques années après ces épreuves,à avoir pu « passer à autre chose », refaire leur vie et fonder un foyer. Ainsi, M., la jeune bergère de 14 ans citée précédemment, a, elle aussi, trouvé la force de surmonter l’atrocité des actes subis. « Elle était la dernière de la dizaine de filles violées par les terroristes qui avaient trouvé refuge dans notre centre de Bousmaîl, dont trois mineures. Elle s’est récemment mariée, et je crois même qu’elle attend un enfant », annonce, satisfaite, Mme Hanifa Benghanem, directrice du Centre national algérien des femmes victimes de violence et en situation de détresse (CNAFVVSD).
Les sentiers abrupts de la rémission
Mais le chemin de la rémission n’a pas été des plus aisés. Il fut long, douloureux et escarpé. « Lorsque nous l’avons reçue, c’était encore une fillette, dans un état indescriptible. Elle avait le visage tuméfié, des plaies sur tout son corps décharné, sans parler de son appareil génital, qui présentait de nombreuses déchirures. Son crâne, rasé, laissait voir une cicatrice qui allait jusqu’au front », dit-elle, en fermant les yeux, ajoutant, « c’était insupportable que d’assister à cela…j’en ai été malade… ». Et la prise de contact n’a pas été des plus faciles. « Une fois un tant soit peu rétablie physiquement, il lui fallait se refaire une santé mentale. Elle était emmurée dans un silence qui a duré plus de six mois. Elle rasait les murs, le regard tantôt vide, tantôt apeuré. Chaque nuit, elle faisait des cauchemars à n’en plus finir, où elle revivait les mêmes scènes d’enfer. Et chaque nuit, nous devions lui administrer des injections médicamenteuses pour qu’elle se calme et qu’elle puisse se reposer.
De même, dès qu’il faisait noir ou obscur, à cause de coupures de courant, elle piquait des crises d’hystérie. Elle pleurait, criait, était atteinte de « folie furieuse » », se remémore douloureusement Mme Benghanem. Comment s’en est-elle sortie ? Comment a-t-elle pu réussir à prendre le dessus sur son traumatisme ? « Ce qui l’a sauvé, c’est l’école » affirme la directrice. « Elle s’est jetée à corps perdu dans les études, et sa transformation a été impressionnante. Elle s’ouvrait aux autres pensionnaires et à nous autres, personnel, elle pouvait sortir », dit-elle, analysant « son attention était tout simplement reportée sur quelque chose d’autre. Ça lui a donné une bouffée d’oxygène dans l’asphyxie dans laquelle l’avaient confinée ces viols et leurs séquelles. Elle entrevoyait de l’espoir, de nouvelles perspectives enthousiasmantes. Elle aspirait à devenir policière.
Non pas pour se venger, mais pour venir en aide aux personnes en détresse. Ensuite, elle tenta de devenir infirmière et pompière. Elle y échoua de peu », concluant, « des années plus tard, elle a réintégré, plus ou moins difficilement, la cellule familiale, à Chlef, et elle a fini par se marier là-bas ».
Toutefois, et malheureusement, ces femmes violées n’ont pas toutes connues ce « happy ending ». Certaines ont tout bonnement disparu, en déménageant à l’autre bout du pays, surtout lorsqu’elles attendaient un enfant. Les femmes mariées, parfois mères de famille violées sous les yeux de leurs enfants, ont été répudiées, privées de leurs enfants, et se sont retrouvées toutes seules et sans aucune ressource. Plus tragiquement, certaines ont trouvé la mort, comme le raconte Mme Bouatta, de la SARP. « Nous avions reçu dans notre centre d’aide psychologique une jeune fille, S., violée par des terroristes. Elle était extrêmement mal en point. Elle présentait des passages à l’acte, des tentatives de suicide. Quand elle venait au centre, parfois elle était prise de violentes crises d’hystérie, elle allait jusqu’à devenir agressive et à casser des objets. Elle y venait d’ailleurs très souvent et, c’était la seule, à le faire de son propre chef », se souvient la psychologue.
Malgré les nombreuses visites effectuées par cette jeune femme, elle ne parlait jamais de ce qui la rongeait. « Elle n’a parlé de son viol qu’une seule et unique fois. Malgré cela, nous avons tenté de la soutenir, de l’aider, d’autant plus qu’elle n’avait pas de famille ou de proches pour la porter », s’attriste Mme Bouatta, ajoutant, le visage sombre, « mais cela n’a pas été suffisant. Elle ne supportait pas du tout son état, elle était complètement démobilisée, et ce à tous les niveaux. Elle avait de très grandes difficultés à vivre avec ce qui lui était arrivé ». Devant l’état de détresse extrême de la patiente, nul autre choix que de l’orienter vers un centre psychiatrique, car « il fallait impérativement des médicaments afin de l’aider à inhiber un tant soit peu le traumatisme ». Par la suite, elle s’est enfuie de l’établissement dans lequel elle se trouvait, et la SARP n’eut plus de ses nouvelles. « Un jour, l’on nous a appris son décès…l’on a affirmé qu’elle a succombé à une maladie. Pourtant, nous autres, et même si nous n’avons aucune preuve formelle, avons la certitude qu’elle s’est suicidée », dit-elle, avant d’ajouter, pensive », » elle était tout simplement dans l’impossibilité de continuer à vivre ».
Par Ghania Lassal, pour El Watan