Décentralisation renforcée et nouvelle politique des ressources humaines, ce sont les nouveaux chantiers de la Banque africaine de développement (Bad) qui entame un nouveau tournant. Les maîtres mots de cette stratégie : efficacité, proximité, consolidation des actions sur le continent. C’est la Bad à la nouvelle ère Kaberuka. Entretien.
Depuis le 1er septembre 2005, Donald Kaberuka, 56 ans, est le président de la Banque africaine de développement (Bad). Ancien ministre rwandais des Finances et de la Planification économique, il a remplacé le Marocain Omar Kabbaj. Il nous a expliqué ses méthodes et les grands chantiers de la Bad.
Afrik.com : Deux ans après avoir pris vos fonctions de président de la Banque africaine de développement, votre vision a-t-elle changé par rapport à cette institution ?
Donald Kaberuka : Non. Au contraire. Ma vision de la Banque africaine de développement a été renforcée. A mon arrivée à la tête de la banque, j’avais fixé des objectifs clairs et simples, le but étant la consolidation des finances de l’institution. Je ne dis pas qu’il y avait, là, des soucis à se faire – loin de là –, mais une vigilance continue s’imposait. La situation financière de la Bad est vraiment excellente. Le second objectif consistait à rendre son action plus efficace sur le terrain. A cet égard, celui-ci revêt une importance de taille puisqu’il s’agit de la mission principale de la banque. Pour cela, il fallait changer un peu les structures de la « maison », pour se focaliser davantage sur les résultats. Ce chantier a bel et bien été entamé.
Afrik.com : Justement, votre arrivée a coïncidé avec une réelle volonté réformatrice. Et ce, en bousculant le conservatisme interne, et en réduisant le poids des baronnies. Avez-vous le sentiment d’être en voie de réussir ce pari ?
DK: Cela n’est pas complètement acquis ; il l’est cependant plus ou moins. Je dois tout de même nuancer. Le véritable but visé était de rendre la banque plus efficace. Celle-ci était critiquée sur ce point précis. Concrètement, les critiques reconnaissaient que la maison était saine financièrement, mais elle n’est pas très efficace dans son action en matière de développement. L’analyse a été faite par moi – et par d’autres. Partant de ce constat, il fallait qu’elle se recentre de façon concrète et limitée sur ses missions, notamment dans les domaines des infrastructures, de l’eau, de la promotion d’une bonne gouvernance économique sur le continent, et sur la création d’un climat d’affaires permettant à l’Afrique d’attirer davantage d’investissements.
Afrik.com : A partir de quelle expertise – ou audit interne – avez-vous établi votre diagnostic ?
DK : Je fus gouverneur de la Bad pendant une dizaine d’années. J’étais aussi ministre des Finances du Rwanda et, par ricochet – si je puis dire – gouverneur de la banque, tout en représentant mon pays auprès du FMI et de la Banque mondiale. Par conséquent, j’avais une idée précise sur les points forts, mais aussi sur les faiblesses de la banque. Durant ces années, j’ai participé à l’élaboration de plusieurs décisions. Et, à mon arrivée, deux études très importantes que nous – gouverneurs – avions demandé, à l’époque, venaient d’être finalisées. Il s’agissait d’une évaluation des interventions de la banque dans les pays dits à revenus intermédiaires. Les recommandations de ces études sont d’un apport considérable. Dans cet ordre d’idées, une évaluation du Fonds africain de développement (FAD) a permis de mettre en lumière les interventions des trois fonds précédents (FAD 7, FAD 8 et FAD 9), le « guichet concessionnel » de la banque. Les recommandations étaient claires. Encore une fois, l’efficacité était au cœur de cette réflexion. La banque devrait absolument – et à tout prix – chercher une plus grande efficacité fondée sur l’obligation de résultats. Je m’explique. Une action axée sur les résultats, cela ne veut pas dire faire de la démagogie. Par conséquent, il ne suffit pas d’approuver les financements, mais d’assurer les décaissements, et suivre la réalisation des projets. A l’heure du bilan de fin d’année, il ne faut pas se contenter de dire qu’on a approuvé 2 milliards de dollars de financement, mais s’intéresser plutôt à sa destination finale (le terrain). Il faut que les malades se soignent afin de réduire, entre autres, la mortalité infantile, que les écoles se construisent et que les barrages s’édifient. Ce qui compte, in fine, ce sont les réalisations effectives. Autrement dit, ce n’est pas le principe des approbations qui doit primer, mais les actions concrètes. Cette logique est observée et suivie par toutes les banques internationales. Il s’agit d’un point fondamental. On a tendance à voir les approbations comme une sorte de finalité. Or, cela est critiqué par nos pays africains. J’estime que le travail de base se situe précisément à ce niveau. Et nous mettons tous les moyens pour y parvenir. Il y va de l’avenir de notre continent africain…
Afrik.com : La BAD souffre d’un déficit d’image et d’un vrai problème de visibilité. Comment expliquez-vous ce décalage ?
D K : Force est de reconnaître que la Banque africaine de développement a une force de frappe qui n’est pas très connue. Autre point : voilà une banque qui a déménagé d’Abidjan pratiquement en catastrophe et s’est relocalisée, temporairement, en Tunisie. Et pourtant, elle a continué à fonctionner sans la moindre perturbation de ses activités ! Il y a très peu d’institutions pouvant supporter ce choc. Or, cette capacité de rebond de la banque n’est pas très bien perçue par le monde extérieur. La Bad est un acteur incontournable de l’Afrique. Dans de nombreux pays – y compris au Maghreb –, elle est aujourd’hui le premier partenaire du développement, devançant même la Banque mondiale. Or, cette réalité n’est pas souvent connue. Pour parer à cette méconnaissance, il faut, à mon avis, renforcer nos moyens de communications, mais aussi consolider notre présence sur le terrain, raison pour laquelle nous avons décidé d’ouvrir vingt-cinq bureaux à travers l’Afrique. Une présence qui nous permettra d’être plus visible et de mener, a fortiori, un meilleur dialogue avec les gouvernements et les autres bailleurs de fonds. Pour illustrer l’importance des engagements de la banque, le Conseil de la Bad a approuvé le plus important crédit de son histoire à l’Egypte – un demi milliard de dollars.
Afrik.com : Bonne gouvernance, lutte contre la corruption…, ce sont des mots très à la mode en ce moment. Comment pensez-vous les mettre en application dans le cadre de l’Afrique où l’opacité et l’absence de transparence sont vraiment bien ancrées ?
DK: Je vous rappelle tout de même que ces mots à la mode, comme vous dites, on n’en parle, en Afrique, depuis l’an 2000. C’est le Nepad qui les a mis en avant. Et la décision des chefs d’Etats africains, en 2003, a renforcé cette vision, à travers la convention sur la corruption – une convention assez extensive du reste. Aujourd’hui ces questions sont d’actualité. Elles sont bénéfiques pour l’Afrique ! Nous devons à tout prix améliorer le climat d’affaires sur le continent, pas seulement pour les étrangers, mais aussi pour nous, Africains. Il faut absolument réduire le risque en Afrique, qui souffre encore de la fuite des cerveaux et des capitaux, etc. A l’intérieur de la banque, j’ai mis en place un nouveau département pour la gouvernance et la gestion économique. Mon intention est d’aider nos pays à créer les institutions idoines. D’un côté, il y a la volonté, et de l’autre, la capacité d’avoir une bonne gouvernance, qui est un processus assez complexe.
Afrik.com : De quels outils disposez-vous concrètement pour instaurer la bonne gouvernance et lutter contre la corruption dans les pays d’Afrique ?
DK : Nous sommes la banque des Africains. Par conséquent, notre mission est de promouvoir le développement de l’Afrique. A l’évidence, il y a des préalables. La bonne gouvernance en fait partie. Nos outils sont les opérations que nous menons dans ces pays. Par exemple, au Kenya, on vient d’approuver un important programme, afin de l’aider à construire un certain nombre d’institutions. Si un gouvernement a vraiment la volonté de combattre la corruption au sein de la douane, il faut qu’il dispose de moyens nécessaires en matière de ressources humaines, pour accomplir ce travail : rédiger les lois, les décrets et d’autres textes juridiques. Pour bon nombre de pays africains, cette aptitude manque cruellement. La Bad engage des actions tous azimuts pour accompagner le développement des pays partenaires, comme par exemple un appui budgétaire pour certains d’entre eux. Dans ce cas particulier la banque exige un minimum de conditions de gestion des finances publiques. Pour mener à bien sa mission, la banque met en place tout un dispositif qui permet aux fonds d’arriver au bon endroit et veille au suivi des conditions fiduciaires, et aux résultats.
Afrik.com :Plus de 3000 projets sont en cours d’exécution. Votre action couvre 53 pays. Comment faites-vous pour éviter la dispersion et assurer la cohésion de l’ensemble de vos actions ?
DK : Ceci est un axe très important. Il s’agit d’une des contraintes de la BAD qui opère dans 53 pays. Elle représente le tiers de la taille de la Banque asiatique et même de la Banque interaméricaine. Cette dernière a trois fois les moyens de la BAD (moyens humains et financiers), et opère dans 25 ou 26 pays. A mon arrivée, j’estimais qu’il fallait absolument être sélectif et identifier dans chaque région ou pays les actions à mener par la banque en se fondant sur le critère de l’avantage comparatif. Il faut être à la fois sélectif et travailler en intelligence avec les autres bailleurs de fonds, afin que chacun intervienne en s’appuyant sur sa spécialité. Nous travaillons de concert avec la Banque mondiale, l’Union européenne et les institutions bilatérales, afin d’arriver à cette synergie sélective.
Afrik.com : Mais avant de parvenir à cette synergie, il s’agit d’assurer une certaine cohérence aux actions de la Bad en Afrique. La dispersion de vos actions est-elle compatible avec une vision commune et unitaire de ce continent ?
DK : D’où l’importance d’une bonne connaissance des économies africaines, prises individuellement et dans leur ensemble. La finalité étant d’assurer une synergie entre les actions nationales, régionales et continentales. Ce n’est pas l’un ou l’autre, ce sont les trois en même temps. Dans ce sens, la Banque africaine de développement vient de se doter d’un nouveau grand département dirigé par un économiste en chef, avec comme objectif de nous aider à mieux connaître l’Afrique et ses économies. Au mois de novembre dernier, la BAD organisait, à Tunis, la première Conférence économique africaine, – elle sera annuelle –, réunissant des économistes et chercheurs africains et étrangers, pour mettre en commun nos connaissances du terrain, identifier les opportunités et les clés de réussite pour nos opérations futures, pour une plus grande cohérence globale.
Afrik.com : Comment se fait l’articulation de votre action avec celle de la Banque mondiale et du FMI. Y a-t-il un partage des rôles entre vous ?
DK: Nous avons des missions qui sont comparables, mais chacun d’entre nous s’appuie sur son avantage comparatif : le FMI offre son importante capacité d’analyse macroéconomique ; la Banque mondiale fait bénéficier l’Afrique de sa connaissance des économies du monde. La Bad, en tant que banque des Africains, fournit une analyse plus approfondie des économies du continent. Nous sommes au coeur des préoccupations des Africains : notre connaissance du terrain nous permet d’avoir une synergie intelligente avec la BM et les autres institutions. Cela dit, je souhaite que la Bad puisse jouer, dans les années à venir, un rôle comparable à celui de la Banque interaméricaine. Celle-ci est devenue le premier partenaire des pays latino-américains, la BM et les autres institutions se plaçant en seconde place. De ce point de vue, la Banque asiatique est en train de suivre cette voie. Je souhaite que la Bad puisse développer cette capacité. A cet égard, la BM semble souhaiter que les banques régionales deviennent les principaux canaux des ressources publiques à destination de l’Afrique.
Afrik.com : Quelle est la nature des engagements de la BAD en Afrique du Nord ? Dans vos actions, vous semblez parier sur l’intégration régionale via les infrastructures. Quels sont vos projets dans ce domaine ?
DK : Nous sommes très présents en Afrique du Nord, depuis fort longtemps. Les réalisations de nos « guichets Bad » en Egypte, en Tunisie, en Algérie et au Maroc en témoignent. Pour le seul exercice 2006, la banque devrait atteindre 800 millions de dollars d’engagements pour cette région. Pour ce qui concerne l’Egypte, 600 millions de dollars de financement ont été programmés cette année, via le fonds d’action sociale ; un autre prêt de 500 millions de dollars a été accordé au secteur financier. Au Maroc, on finance la construction d’une autoroute pour une enveloppe de quelque 100 millions d’euros, etc. La Bad est très présente dans cette région. Je voudrais, ici, exprimer ma satisfaction à l’égard de cette partie de l’Afrique, qui est en train d’agir au sein des marchés des capitaux grâce à un bon rating et aux bonnes performances économiques. La banque continuera à appuyer ces pays dans tous les secteurs. Toutefois, les gens ont tendance à oublier cet aspect des réalités : même si ces pays sont relativement avancés par rapport à ceux de l’Afrique subsaharienne, il y a encore des couches de la population qui y sont très pauvres. Au Maroc, dans certaines régions, l’analphabétisme existe encore. Il faut l’aider à le combattre. Il y a aussi le problème du manque d’eau. Par conséquent, la Bad a un rôle capital à jouer. Je suis content que l’on fasse de notre mieux pour y parvenir.
Afrik.com : Depuis votre arrivée, vous menez une véritable croisade pour réorganiser les structures et accélérer les procédures de la Bad. Quels sont les délais, de la conception à la réalisation, pour que les projets voient le jour ?
DK : Le processus est lourd et complexe. Il faut être patient. Le taux de décaissement n’est pas vraiment satisfaisant. C’est dans les infrastructures que la banque réalise sa meilleure performance. Mais il y a des secteurs où le taux de décaissement peut atteindre 20-30%, voire moins. J’ai l’intention d’être sélectif et de m’orienter vers les points forts de la banque, les projets d’infrastructures. Je suis certain qu’on parviendra aux alentours de 60 à 70% de taux de décaissements. Mon objectif est de raccourcir les délais concernant les projets d’adduction d’eau. On compte déjà des réussites ? avant mon arrivée ? dans des projets menés en Ethiopie, au Mali et dans d’autres pays. Pour cela, il faut se concentrer sur des domaines bien précis. On ne pourra pas y parvenir, si on veut tout faire à la fois, parce qu’on a des moyens ? humains ? limités. Après l’approbation du projet, il faut le mettre en œuvre dans les 3-4 mois suivant. Si le projet doit durer 5 ans, il le sera. Les délais de la banque en matière de financement de l’infrastructure et les résultats obtenus, à cet égard, me donnent bon espoir.
Afrik.com : Le ciel de la Bad n’est pas entièrement sans nuages, quelles sont les difficultés, les contraintes, voire les confrontations avec vos partenaires ? Comment gérez-vous ces « tensions » ?
DK : Vous savez, la Bad compte un actionnariat assez diversifié et complexe. Il faut engager un dialogue constant pour comprendre les intérêts des uns et des autres. Je salue les efforts des partenaires de la Bad qui, tous les trois ans, accordent des moyens considérables pour la maison. Nous partageons les mêmes objectifs. Il existe souvent des divergences d’approches, mais pas des désaccords. Est-ce qu’il y a des désaccords qui nous empêchent d’aller de l’avant ? Pas du tout. Je ne pense pas. J’ai eu l’appui total du Conseil d’administration pour notre action. Ils ont approuvé la nouvelle structure et les moyens y afférents. Nous sommes en train de recruter des agents pour renouveler la Bad. Actuellement, nous travaillons sur une décentralisation renforcée et une nouvelle politique des ressources humaines. Tout cela est à l’étude. Je pense que d’ici peu de temps, on parviendra aux décisions qui nous renforceront dans nos actions.
Afrik.com : Ce sont, au fond, les axes stratégiques de l’ère kaberuka
DK : Non. Ce sont les axes stratégiques de tous les partenaires de la Bad. Je ne suis qu’un chef de file ! J’ai été élu pour cela. Au sein de l’institution, nous opérons dans le cadre d’une action collective.
Par Hichem Ben Yaïche