« L’Apprentissage » : V comme Vert. Un livre délicieux sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. « Lettres persanes » d’aujourd’hui qui seraient écrites par une enfant de migrants, petit manifeste sur la double identité culturelle des Français d’origine étrangère, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre en février 2008, sous le titre « Hammam et Beaujolais ».
De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature… |
V
VERT
Pour Henri et Sroda Bedarida
Vert
Longtemps j’ai détesté le vert.
La campagne les champs les arbres les prés les haies les collines au lointain les vaches les veaux et les cochons les petites fleurs les cerises et les papillons, tout cela m’ennuyait.
Aimer un pays, c’est d’abord et avant tout en aimer les paysages, tous deux sont des mots cousins, et moi pendant longtemps, petite fille, je n’aimais pas les paysages de France. Mon cœur était plein de mes paysages du Liban, montagnes sèches et rocailleuses, pinèdes crissant sous les cris des cigales, plages de sable fin sur une mer toute bleue, palmiers se balançant sous le vent, massifs de gardénia énormes comme des arbres et odorant tout un jardin, bougainvillées chèvrefeuilles bambous des plaines et bananiers.
Je n’aimais pas les peupliers. Je n’aimais pas les saules pleureurs. Je n’aimais pas les chênes verts. Je n’aimais pas les marronniers. Je n’aimais pas les rosiers qui ornaient les jardins des pavillons de la banlieue où on habitait. Je n’aimais pas les pelouses. Je n’aimais pas la forêt.
Seule avait grâce à mes yeux la mer, dont je me languissais. La mer de Normandie ou de Bretagne, même froide, était plus belle pour moi que toutes les campagnes toutes les vertes prairies tous les bois tous les prés. Même du haut des falaises du Havre ou d’Yvetot, dans les lumières nordiques, je voyais ma mer bleue et mes yeux s’y perdaient, nostalgiques et malheureux.
Je n’aimais pas le vert. Je nourrissais une passion exclusive pour le bleu. En guise de paysage, mon bonheur était uniquement, l’été, de nager dans la mer. Je plongeais avec un bonheur fou dans le bleu, dans le bleu absolu, dans le bleu infini. Je nageais des heures et des heures, partant au plus loin, me fondant à l’eau, au soleil, sœur des poissons des algues et des autres baigneurs, sœur des marins en bateau, des pédaleurs de pédalos, des gamins en kayak, de tous ceux qui comme moi étaient heureux d’être là, dans l’eau.
Et puis un jour c’est arrivé comme ça. C’était à la campagne, une après-midi d’été. J’étais allongée à l’ombre des chênes, dans le parc d’un manoir, un petit village près d’Argentière, dans les monts du Lyonnais, une propriété nommée La Bonnetière, où nous nous retrouvons entre amis chaque été, demeure familiale de l’un des nôtres. J’étais couchée dans l’herbe verte, et subitement, j’ai eu la sensation de nager dans le vert. D’être plongée entièrement dans le vert, exactement comme, dans la mer, je plonge dans le bleu. Le vert n’était plus un élément une couleur extérieurs à moi mais je m’y fondais, comme j’avais pu me fondre dans la mer et dans la couleur bleue. Et je m’y sentais pareillement heureuse, en paix, en union avec le monde, en fusion avec l’univers. Sœur cette fois-ci de cette herbe accueillante et moelleuse qui semblait représenter justement la quintessence du vert, sœur de ces chênes anciens dont je n’avais jamais remarqué que les feuilles là-haut frémissaient ainsi sous le vent, sœur des petits écureuils qui sautillaient d’une branche à une autre, heureux comme dans un dessin animé de Walt Disney, sœur des oiseaux que j’entendais comme pour la première fois, autant d’oiseaux différents, sœur même de ces fourmis de ces abeilles de ces petits insectes qui vivaient là, dans cette herbe ces arbres ces feuillages, invisibles mais tout aussi présents.
Je regardais aussi ce mariage de vert végétal et de bleu du ciel, et j’ai eu l’impression de VOIR le ciel en France pour la première fois de ma vie, il m’avait fallu ouvrir les yeux sur la nature de France pour m’apercevoir qu’ici aussi le ciel était bleu, ce que je pris immédiatement pour une leçon de philosophie une métaphore un oracle éloquent.
Aujourd’hui j’ai appris à aimer tous les arbres de France, toutes les fleurs tous les champs toutes les prairies toutes les haies et tous les jardins. Aujourd’hui les paysages de Normandie de Bretagne du Perche d’Ardèche du Périgord du Jura des très hautes Alpes et même d’Ile-de-France, tous ces paysages qui ne sont pas de ma native Méditerranée, me parlent de bonheur, mais d’un bonheur conquis. Et à Paris, les platanes sous ma fenêtre qui respirent d’aise sous le vent, me disent chaque matin que la vie est belle ici aussi.
Ma passion pour la mer reste inentamée. Mais aujourd’hui, d’avoir appris à aimer autre chose, je sais que, en quelque endroit que je vive, dans n’importe quel pays, j’y aimerai pareillement tous les signes de sa nature vivante, et que j’y aimerai aussi ses habitants, qui soignent leurs jardins, qui aiment leurs arbres à eux, leurs fleurs leurs oiseaux leurs animaux, leurs paysages, qui sont aussi les miens, car la nature est une, partout.
Les paysages de France, que j’ai appris à aimer, m’ont appris à aimer tous les paysages du monde.
Par sa nature aussi, la France a fait de moi une citoyenne du monde.
Illustr.: Champs de blé à Arcy-sur-Cure, Bourgogne, photo N. Khouri-Dagher.