La langue française est notre outil, notre espace, notre chemin dans la pensée. Elle a ses aspérités, ses faiblesses, ses incompréhensions. Elle ne possède pas, comme l’Innuit, trente ou quarante mots pour dire la neige. Il y a des couleurs familières aux Polynésiens qu’elle a du mal à signifier. Et certaines techniques modernes entrent à reculons dans son lexique.
Mais elle est à nous. À nous, elle est un bien commun, nous Francophones d’Afrique, d’Amérique, de la Caraïbe, de l’Océan Indien, de l’Océan Pacifique, de l’Asie, d’Europe enfin… Elle à nous, à qui l’histoire l’a léguée, comme un trophée, un « butin de guerre », comme avait dit Kateb Yacine, une vieille souche que le flot des hommes en se retirant abandonne. Elle est à nous et nous l’approprions joyeusement, quitte à en bouleverser les règles et les frontières, les timidités ou les réserves.
Et de plus en plus, nous le constatons, le partage de cette langue est autre chose qu’une circonstance, c’est un atout. Nous ne la parlons pas seule, heureusement, nous l’avons à notre disposition parmi d’autres, plus intimes, plus familières, plus enracinées souvent. Mais le fait que nous ayons le français en partage est une chance.
Avec le français, nous entrons dans une communauté d’esprits. On y rencontre Voltaire et Descartes, bien sûr. On y rencontre aussi Calvin ou Rabelais. Et vite, plus largement, Casanova et Marco Polo, les Vénitiens, comme aujourd’hui Tahar Ben Jelloun et Mohammed Dib. On y rencontre aussi, impressionnante de vérité, l’Afrique ou la Caraïbe, de Franz Fanon à Joseph Zobel en passant par Senghor, Césaire, Damas… Ce qui frappe d’abord c’est l’explosion, la diversité, l’irrépressible renouvellement des idées et des formes. Ce qui apparaît tout de suite après, c’est la logique de cet appariement baroque, la cohérence de cette profusion.
L’exigence de la pensée. Jean Guitton, philosophe dont la vie accompagna le vingtième siècle dans tous ses bouleversements et ses drames, me confia dans ses derniers mois qu’il aurait voulu la résumer tout entière d’un mot : « la recherche de la vérité« . C’était cela la grande cause à laquelle il s’était employé, tout au long du siècle, à travers les mots de cette langue dont il avait bâti tous ses livres. La langue française est cela : outil, espace, chemin dans la pensée, au service d’une pensée pas trop fausse. Contre tous les effets rhétoriques et toutes les idéologies, amusée et sceptique, la langue française est un engagement de lumière. A nous d’essayer de nous en servir à bon escient et sans mensonge.