Ils ont entre 17 et 23 ans. Ils s’appellent Ibrahim, Kader, Mohammed, Moussa. Leur particularité : ils sont français, tous issus de la deuxième génération de l’immigration et habitent le quartier des Minguettes, étiqueté zone de non-droit de la banlieue sud-est de Lyon. Aujourd’hui, livrés à eux-mêmes, ils manifestent leur volonté de travailler « honnêtement ». Un véritable appel au secours.
Par Luc Olinga
Ce n’est plus qu’une légende urbaine. Une de plus qui se tourne avec l’arrêt du bus numéro 48 au quartier de la Darnaise, au sud-est de Lyon. Le quartier semble calme. Loin, très loin des émeutes de 1981, premières violences urbaines survenues dans les banlieues françaises. Loin de l’effervescence que déclencha la marche pour l’égalité et contre le racisme, rebaptisée Marche des Beurs ou fusion Black-Blanc-Beur, qui draina près de 100 000 personnes à Paris, le 3 décembre 1983.
Une pancarte accrochée à la clôture d’une villa attire d’emblée l’attention. Il y est inscrit : « A vendre » avec, en dessous, les coordonnées téléphoniques. Aucun signe de vie aux alentours. Juste l’écrasante présence de ces tours de béton construites, dans les années 1960, pour loger la main d’œuvre employée dans les deux pôles industriels situés à proximité.
Histoire de Kader
Il est 10h. Un peu plus loin, sur le boulevard Lenine, assis en le dossier d’un banc, Kader se roule un joint. Il a 20 ans et il est d’origine algérienne. Sa bande l’appelle « Joe le barge ». Pourtant, il n’a pas la tête d’un caïd de banlieue. Moins encore celle d’un malade dénué de ses capacités psychiques. Il lève à peine les yeux sur le passant. Il est timide, nerveux et fluet. Son jean, qu’il porte haut, ne masque pas sa maigreur. Fidèle à la réputation des jeunes de quartiers difficiles, Kader est agressif quand on l’aborde. Les premiers mots sont cinglants et coupent court à tout dialogue. Pourtant, il en a gros sur le cœur. Kader est né aux Minguettes. Il était un élève « normal » jusqu’en classe de troisième. Tout à coup, « l’école m’a cassé les couilles, s’emporte-t-il, je ne voulais plus y aller, je n’étais plus motivé. J’avais trop d’heures d’absence, finalement je me suis fait virer. »
Parce qu’il veut de la « thune », il enchaîne des petits boulots au noir, bien rémunérés : « 500 francs la journée (environ 77 euros), tu ne peux pas savoir comment c’est bien de s’acheter ses propres clopes », s’enorgueillit Kader. Sur les injonctions de sa mère, il retourne à l’école et change d’orientation. Ce sera le BEP, option productique mécanique (fabrication des pièces de machine). Une fois de plus, il n’ira pas au bout.
« Je ne demande que du boulot »
Son ami Ibrahim, 21 ans, d’origine sénégalaise, en face de lui, raconte que Kader est capable de tout. C’est de là qu’il tiendrait son surnom. Kader ne pipe mot, « il ne se la raconte pas. » Et poursuit son histoire émaillée d’instabilité professionnelle. « Je voulais me bouger, je suis allé voir la mission locale pour suivre une formation de magasinier pendant six mois. A la fin, je me suis inscrit en février dernier dans une agence d’intérim. J’ai eu un job de 3 mois payés 2000 francs/mois (soit 305 euros par mois) chez Metal Jeans à Venissieux dans la zone industrielle. » Suivront des CDD de trois mois chez Sagem, 3 mois également chez Decasystem, où il demandait une augmentation, mais ne l’a pas obtenue. Il a démissionné et s’est inscrit au chômage. « Je cherche un bon taf (travail), une bonne boîte, soutient Kader. Je ne demande que du boulot, ensuite ce sera à moi de faire mes preuves. » Kader a débité son histoire tout en roulant et en déroulant son joint.
Puis il se lève et scrute les débris du 42 (entendez la tour numéro 42, ici on désigne les immeubles par leur numéro), détruit le 7 novembre 2002. Depuis l’été 1981, marqué par les rodéos et les incendies de voitures, qui symbolisaient le mal-vivre des grands ensembles, la ville de Vénissieux, à laquelle appartient le quartier des Minguettes, a engagé une politique volontariste de réaménagement, visant à détruire plusieurs tours pour rebâtir à la place des logements en prêts locatifs aidés (PLA). Objectif, d’après le magazine municipal : « tisser le lien social, améliorer la vie quotidienne, la vie sociale, économique, morale de nos concitoyens et redonner une identité à ce quartier » en le deghettoïsant. Trente-sept nouveaux logements sont déjà habités à ce jour.
Histoire d’Ibrahim
Mais pour Ibrahim, « ça ne sert à rien, parce que c’est les mêmes gens, qui étaient dans les tours, qui vivent là. » Pour lui, le problème est autre. C’est effacer l’image terrible de quartier chaud qui leur colle toujours à la peau et non de démolir ces tours. Un exemple : « J’ai arrêté mes études en troisième, j’ai eu des problèmes avec les flics, raconte-t-il. J’ai fait la prison. Quand je suis sorti, j’ai décidé de m’en sortir, parce que ça craint en prison. Je me suis inscrit dans une agence d’intérim et on ne me propose que des boulots de manutentionnaire parce que je viens des Minguettes. » Paranoïa ou pas, il faut dire qu’Ibrahim n’est pas non plus un enfant de chœur. Il a fait de la prison à 17 ans. Racket, vols de voiture, incendies, trafic, il a multiplié les délits. C’est un multirécidiviste aujourd’hui assagi. « Je rouille (s’ennuyer), je n’ai rien à faire toute la journée. Juste à sortir du 61, entrer au 38 » , conclut-il désappointé. Vu de la France d’en haut et d’en bas, les jeunes de la Darnaise sont, de l’avis d’Ibrahim, « des sauvages qu’il faut enfermer. »
Devant la Maison du quartier, une bande joue les durs. Ils expliquent comment ils subtilisent les pièces des voitures ou encore comment ils cambriolent les appartements et comment ils écoulent leur « cueillette ». Un jeu d’enfants, à les écouter. Ils égrènent la liste des voitures les plus faciles à voler. Ils racontent, comme des épopées, les altercations avec la police. Les jeunes garçons servent les discours-clichés sur les banlieues (incendie quotidien de voitures, affrontement entre bandes…) persuadés que c’est ce que l’on attend d’eux. La provocation s’arrête là. L’un des « grands frères » arrive. « Pourquoi avoir choisi les Minguettes pour faire votre article, menace-t-il. Ça nous rapporte quoi votre article ? Laissez-nous tranquilles. Personne ne s’intéresse à nous ». Sous ses relents de méfiance et d’agressivité, La Darnaise sent le désarroi, la résignation et le fatalisme social.
« Des cas sociaux »
Petit à petit, les langues se délient. « Nous sommes des cas sociaux », lance Mohammed, 22 ans, en contrat emploi-jeune à la police municipale de Lyon. Le cas de Mohammed est exceptionnel. Pour obtenir son emploi, il a dû déménager des Minguettes, pour emménager dans le huitième arrondissement de Lyon, chez un éducateur. C’est grâce aux relations de ce dernier qu’il se retrouve, aujourd’hui, dans les rangs de la police municipale. Mais sa famille est restée à La Darnaise. Ses « collègues » également. Look décontracté, jogging, un brin guindé, il adopte le ton du tribun. « Nous avons besoin d’un local pour organiser des activités afin de nous occuper, mais personne ne nous le donne, que veut-on qu’on fasse d’autre ? interroge-t-il du regard. Personne ne s’occupe de nous, à chacun sa merde, hein ? Y a rien à faire ici, on passe notre temps à gamberger, on rouille. Faut pas s’étonner si ça pète. Remarque ça s’est déjà calmé depuis. »
Pour ajouter du crédit à leur discours empreint de désespoir, deux d’entre eux simulent un entretien avec le personnel d’une agence d’intérim.
-« Bonjour, c’est pour travailler, je viens poser mon CV
-Vous venez de quel quartier ?
-Boulevard Lenine
-Il faut repasser plus tard dans la semaine. On préfère vous rappeler. Laissez vos coordonnées. »
« Ils ne rappellent jamais », intervient Moussa, resté jusque-là en retrait. Il vient à peine d’avoir 18 ans. Il souhaite quitter le quartier. Et trouver un « taf stable, fonctionnaire, pas autre chose. » Il veut gagner « honnêtement » sa vie. Et jouir de son labeur. « Y en a marre de l’argent facile, je n’ai pas de plaisir à le faire, t’es pas content de toi. » En attendant, c’est en travaillant au noir qu’il gagne son pain. « J’ai écrit à la mairie, pas de réponse. On est mal vus. Il faut qu’on nous donne une seconde chance, claironne-t-il. On n’est pas tous des chiens. » Une bouteille jetée à la mer.
« Un jeune aux Minguettes, ça n’a pas d’avenir »
Avec ses terrains de foot et ses espaces verts, Vénissieux est la ville la plus fleurie du Rhône, mais les Minguettes sont délabrés. Ici, beaucoup vivent grâce au RMI (revenu minimal d’insertion), aux allocations chômage et aux colis des œuvres d’entraide. Le niveau de formation des jeunes est le plus faible des communes lyonnaises : 27,1% n’ont pas de diplôme contre 15,9% et 3,3% sont diplômés de l’enseignement supérieur contre 12,3% ailleurs. Selon la mission locale pour l’emploi des jeunes, le taux de chômage pour les moins de 26 ans atteint 19,5%, ce qui est largement supérieur à la moyenne nationale. Des chiffres susceptibles de s’aggraver avec l’image de plus en plus ternie des Minguettes qui serait un terreau de recrutement des organisations terroristes en France, au même titre que certaines banlieues parisiennes.
Il est 12h. La bande se disperse. Certains vont balader leur ennui et leur vif sentiment d’abandon au coin d’un autre immeuble, mais toujours dans le même périmètre. « Un jeune aux Minguettes, ça n’a pas d’avenir, résume Mohammed. Le matin, c’est la boulangerie, ensuite rendez-vous sur la table de ping-pong, dans l’après-midi un groupe descend en ville (Lyon) et un autre joue au foot. Le soir le bizness commence. »
Le temps de la fuite
Agent de médiation à la Maison du quartier, Aïdi, 24 ans, stigmatise la délinquance et l’irrespect des jeunes de La Darnaise. Elle sait de quoi elle parle. Elle y est née, y a grandi jusqu’à son mariage en 2002 et en tant que fille, « ça n’a pas été de tout repos ». « Ils se sont eux-mêmes mis des barrières. Ce n’est pas en agressant les gens, en les insultant ou en brûlant les voitures qu’on sera bien vus, développe-t-elle. Elle leur enjoint de se prendre en main, de « bouger ». « Il y a des subventions européennes pour des projets qui tiennent la route, les jeunes ici devraient en profiter mais ils ne sont jamais au courant. Il n’y a que les fils de cadres qui en bénéficient. » Aïdi avoue l’incapacité de la Maison du quartier à faire plus pour les jeunes qui ont atteint la majorité et au-delà.
De temps en temps, elle leur trouve des jobs saisonniers, et, plus courant, elle les aide à rédiger un CV ou une lettre de motivation. Ça s’arrête là. Pour elle, la seule issue possible reste l’exode, la fuite. En dix ans, le quartier des Minguettes a vu partir plus d’un quart des ses habitants. « Pour trouver un appartement ici c’est facile, mais pour partir d’ici, c’est dur. Il faut jongler, personne ne veut des gens des Minguettes », soliloque-t-elle.
Minguettes-plage
Il est 14h. La bande s’est reformée, mais a changé de banc. Les filles, les « chnek » ici, on en voit peu. Enfermées dans les appartements par les grands frères. Pour en voir, nous explique Mohammed, il faut descendre à Bellecour, au centre-ville de Lyon. C’est le lieu de rencontre de tous les quartiers de l’agglomération lyonnaise.
Pourtant, les « chnek » font l’objet de railleries entre les membres de la bande. Moussa, le discret, semble maîtriser le sujet. « On appelle ce coin ‘Minguettes-plage’ à cause des tenues sexy des meufs (filles) », lance-t-il. C’est la « déconne » générale. « Vous voyez, on peut être sympa, il faut seulement qu’on nous écoute. »