« Les combats ont cessé, c’est pourquoi j’ai demandé à Désiré Tagro de sortir avec un mouchoir blanc. Il est sorti avec un mouchoir blanc, et les gens sont venus me chercher. C’est fini. Voilà. » Laurent Gbagbo à l’hôtel du Golf lundi 11 avril 2011…. C’est bien triste ce à quoi nous assistons. Le scenario de l’enfumage tel un rat, et le spectacle de l’humiliation physique sont poignants, qu’on soit pro-Gbagbo ou pas. Tant de vies humaines, tant de destructions, tout cela au nom de quelle liberté ?
Il fut un temps où Laurent Gbagbo fit honneur à l’Afrique par ses prises de position volontaristes et engagées. Il voulait bâtir son pays, il voulait instituer un système de sécurité sociale pour son pays, il rêvait d’une Côte d’Ivoire et d’une Afrique libres. Quoi de plus légitime pour un leader éclairé ! Mais il aura vraiment manqué de lucidité à un moment crucial. Sous-estimer l’importance de la communauté internationale aura été une approche fatale. Il en est arrivé à se mettre à dos un Jacob Zuma qui est, quelles que soient les raisons de leur brouille, rien de moins que le leader de la première puissance africaine et un ancien résistant comme lui. Un homme d’Etat c’est d’abord un homme de parole qui ne roule pas ses alliés dans la farine. Laurent Gbagbo a été courageux et audacieux, mais il a commis des erreurs que nous n’avons pas le droit de reproduire demain.
Faire de la domination française une fixation en 2011 est une impasse
Une difficulté avec les illustres opposants historiques qu’on voit arriver depuis une décennie à la tête de nos Etats, c’est qu’ils ont tellement souffert des coups bas de la France dans leurs combats antérieurs dans l’opposition qu’une fois au pouvoir, ils poursuivent une logique réactionnaire, et tiennent à régler des comptes avec la France. On suivra de très près Mahmadou Issoufou qui vient de prêter serment au Niger et Alpha Condé en Guinée qui en est à ses premiers mois en Guinée. Faire de l’influence française une fixation est une impasse en 2011 ! En arriver à ne voir comme on l’a observé dans l’opinion pro-Gbagbo que le « diable » ou le « démon » sur un visage français est extrêmement dangereux. Une pincée de fanatisme religieux en rajoute au caractère suicidaire de ce cocktail jusqu’auboutiste, qui finit par investir d’une croisade ou d’une sorte de Djihad pour une prétendue libération du peuple africain. Comme quoi n’est pas Nelson Mandela qui veut, il faut un autre genre de grandeur d’âme pour faire à la fois résistant et homme d’Etat.
Les partisans d’Alassane Ouattara ne sont pas moins patriotes que ceux de Laurent Gbagbo. Ouattara ne « vendra » pas plus la Côte d’Ivoire qu’un autre, et s’il se montre incompétent, au point où les Ivoiriens ne veuillent plus de lui à la tête de l’Etat, ils s’organiseront d’une manière ou d’une autre pour le dégager, et cette même communauté internationale qui l’adoube aujourd’hui se mettra à le haïr fraternellement. Les Africains doivent méditer ce qui vient de se passer en Côte d’Ivoire, et arrêter de maudire « diables », « démons » et autres prétendus « vendus ». La guerre commence par les mots. Dans des moments aussi tourmentés, une virgule mal placée peu incendier tout un village, et dans ces cas on serait tout aussi responsable du sang versé que celui qui aura claqué le briquet. Que n’avons-nous pas lu comme messages haineux sur le net au cours de ces derniers mois ! Et en Afrique nous prétendons vouloir lancer des dynamiques positives en ayant cette conception et cette image négativiste voire nihiliste de l’adversaire ? Quel pitoyable spectacle nous offrons ainsi à ceux de qui on prétend vouloir s’affranchir ! Il y a encore beaucoup de chemin déjà dans les esprits et dans la conception de l’adversité. Quand allons-nous comprendre que le méchant ou le bon se retrouvent dans tous les camps à toutes les époques et sur tous les continents ? Quand allons-nous réaliser que l’enjeu du développement n’a de toute façon jamais été de débusquer le bon et le méchant ? La démocratie et la liberté n’ont jamais eu le sens purement idéalisé que nous tenons à les forcer à assumer. Sortons un peu de l’état d’esprit du nouveau converti, et essayons de nous défaire de ces écrasants préjugés manichéens.
Défendre la démocratie avec réalisme et sens du Bien Commun
Aux Etats-Unis, Al Gore a peut-être remporté les élections en 2000. Etait-il pertinent de poursuivre une lutte contre le camp adverse au moment où un consensus s’était établi autour de la victoire de Georges W. Bush ? Non et Al Gore l’a vite compris. Aujourd’hui ce Nobel de la Paix poursuit un autre combat non moins noble pour la planète. On doit l’apprendre : dans les processus électoraux, cet enchevêtrement d’intérêts et de dynamiques internationales et nationales entre toujours en jeu, même si ailleurs cela peut apparaître sous une forme plus ou moins feutrée. Dans ces Etats-Unis réputés très libres, le choix des dirigeants n’a jamais été une pure expression populaire, c’est d’abord le jeu d’un complexe idéologico-religio-industriel national et international qui modèle les choix initiaux et les propose au peuple, dont une bonne partie est ensuite prise en chasse par toute une série d’outils de manipulation.
Qui a remporté les élections de novembre 2010 en Côte d’Ivoire ? Difficile de répondre avec certitude. La CEI a proclamé des résultats contestés par Laurent Gbagbo et ses partisans. A l’issue d’intenses négociations et médiations avec les protagonistes et les observateurs internationaux, un consensus s’est établi autour de la victoire de l’un. Alors l’autre aurait dû, en homme d’Etat, faire fi des maladresses langagières de certains observateurs et en tirer les leçons qui s’imposaient dans l’intérêt supérieur de la Côte d’Ivoire. Tout comme dans la même incertitude, à l’issue du second tour de la Présidentielle de 2008 au Ghana qu’on présente aujourd’hui comme un exemple en Afrique, Nana Akufo-Addo avec 49,77% de voix selon la CEI, a accepté de s’aligner sur le consensus général national et international qui s’est établi autour de la victoire de John Atta Mills, ce qui a permis au Ghana malgré cet écart de voix très contestable de 0,5% de ne pas basculer gratuitement dans la violence. Dans une incertitude tout aussi comparable, Cellou Dalein Diallo fort de ses 43% au premier tour de la Présidentielle en Guinée a pourtant accepté, après la proclamation des résultats par la CEI et dans l’intérêt supérieur de la Guinée, d’accepter à l’issue du second tour le consensus national et international qui s’est établi autour de la victoire avec 52% de l’opposant historique Alpha Condé. Ni le Ghana très convoité actuellement par les puissances pour son pétrole, ni la Guinée historiquement très convoitée pour ses mines de bauxite, ne courent un danger majeur parce que ses leaders ont eu le sens du Bien Commun.
Bâtir des alliances stratégiques solides avant de s’affirmer
Au sujet de la domination française et du combat pour la liberté proprement dits, imaginons que l’enjeu était là et qu’il méritait le jeu. Le camp Ouattara, au-delà de la puissance militaire Onu-Licorne, aura réussi grâce à ses alliances, qui comptent en politique, et qui découlent d’une stratégie pensée. On peut critiquer à tort ou raison telle ou telle alliance, mais où pensons-nous aller sans alliés dans ce monde globalisé ? Nos échecs ont souvent trouvé là leur source principale. Si nous n’arrivons pas à bâtir des alliances solides dans nos combats, ou pire si nous avons le monde entier contre nos positions y compris l’Union Africaine, la CEDEAO et l’UEMOA, alors i) soit nous n’avons pas raison ii) soit nous avons raison mais nous nous y prenons maladroitement iii) soit nous avons raison mais ce n’est pas le moment de passer au bras de fer. Si nous ne restons pas lucide, nous jouons au piéton Afrique qui traverse la rue quand le feu est rouge alors qu’un convoi de voiture venait à vive allure, et ne contribuons ainsi qu’à perpétuer ce désormais insupportable rôle de victime sur la scène internationale. Ils s’empresseront de nous fabriquer comme jolie épitaphe : « Ci-gît la valeureuse Afrique qui traversa la route dans son bon droit, mais qui n’en est pas moins morte que si elle avait eu tort ».
On ne peut pas tendre la main à quelqu’un à la fois pour mendier et pour gifler, ça ne marche que dans les dessins animés. Nous achetons en Europe, nous vendons en Europe, nous empruntons en Europe, nous demandons de l’aide à l’Europe ! Quand allons-nous nous faire confiance mutuellement en Afrique ? Il est enfin temps de procéder autrement : renforcer nos autonomies économiques, financières voire monétaires, densifier nos échanges Sud-Sud, et le reste tombera comme un fruit mûr. Entrer discrètement dans le système international comme un ver dans le fruit, se donner le temps et les moyens de grandir en se nourrissant du fruit, et un jour prendre son envol tel un papillon.
Laurent Gbagbo a raté sa stratégie électorale. Sa résistance faisait douter la communauté internationale tant qu’il avait encore le soutien de l’Afrique du Sud et de l’Angola. Ayant réussi l’exploit de décevoir l’Afrique du Sud, il lui restait une seule chose : négocier sa sortie, puis se redéployer autrement sur un autre théâtre de combat. L’offre d’assurer des enseignements sur l’histoire et la démocratie en Afrique à l’Université de Boston pendant un temps n’était pas mauvaise. Si libérer l’Afrique était son but ultime, il aurait bien pu y construire des alliances utiles à d’autres combats et se donner le temps de convaincre académiquement les Américains de ce qu’il ne pouvait certainement pas leur faire comprendre pendant ces quatre mois de résistance. Il a au contraire jugé préférable de s’engager dans un bras de fer avec la Terre entière alors que la Côte d’Ivoire n’était pas à ce point là en danger. Lui oui, mais certainement pas la Côte d’Ivoire. Il a manqué de lucidité à ce moment précis.
A nos frères Africains scandalisés par ce que nous vivons, prenons-en de la graine. Réveillons-nous, c’est ainsi que fonctionne le monde que nous embrassons désormais ouvertement. Sauf à fermer les frontières, bloquer Internet et museler le peuple, nous devrons nous y faire. On n’est pas moins patriote en négociant, parfois c’est même être très patriote, ce n’est pas là qu’on perd sa dignité. On perd sa dignité en encourageant des tueries, en banalisant des viols, en distribuant des armes à des civils, en endoctrinant la jeunesse d’idéologies haineuses et agressives, en appelant à manifester de la haine contre l’adversaire. La logique de l’affrontement ne marche pas dans toutes les configurations.
L’Afrique peut parfaitement réduire ses dépendances sans perdre la moindre vie humaine
De tous les pays africains francophones, la Côte d’Ivoire avait le pouvoir de négociation le plus élevé vis-à-vis de la France et vis-à-vis de la communauté internationale. Il était et il est encore parfaitement possible de s’en servir pour construire son autonomie et s’affranchir, sans perdre la moindre vie humaine. Encore faut-il se débarrasser de l’illusion d’un fantôme maléfique français omniprésent. Avec ou sans Gbagbo, la domination française sur les pays francophones est sur une tendance déclinante sur tous les plans. Au moins quatre mouvements convergents observés sur le continent et en Côte d’Ivoire au cours des deux dernières décennies rendent toute logique d’affrontement meurtrier déraisonnable : i) l’émergence dans tous les secteurs de champions économiques à capitaux locaux qui concurrencent désormais directement les tout puissants majors français d’hier ii) la perte de compétitivité prix des produits français face aux produits d’origine africaine ou asiatique ou brésilienne, y compris des produits financiers publics d’appui au développement iii) la chute des moyens de l’Etat Français dédiés au soutien à la compétition géostratégique internationale, avec une réorientation stratégique vers les grands pays émergents iv) l’émergence des sociétés civiles nationales africaines alimentées par une classe moyenne de plus en plus nombreuse et qui préfigure pour les prochaines années un dynamisme politique et démocratique inévitable. Et chaque Africain doit y participer en repoussant toujours plus loin les limites historiques du raisonnable mais sans jamais perdre sa lucidité.
Tout porte à penser que ces dynamiques sont irréversibles, avec ou sans Ouattara et avec ou sans Gbagbo pour ce qui est de la Côte d’Ivoire. Elles bousculeront plus ou moins brutalement tous les dictateurs qui n’auront pas changé de logiciel de gouvernance, et on peut parier que d’ici cinq à dix ans tous ceux là seront éjectés des scènes politiques africaines, y compris Alassane Ouattara s’il s’avise d’en devenir un. La France le sait parfaitement et n’a de toute façon plus en 2011 l’ambition ni les moyens de ramer à contre courant. Alors, une guerre en Côte d’Ivoire au nom de la liberté telle qu’elle a été promue et conduite par Laurent Gbagbo aura été un gaspillage de vies humaines et d’énergies, et l’aveu béat d’une incapacité à se saisir d’une manière détachée des outils stratégiques d’analyse et de décision qui font justement la force de ceux qui dominent le monde. L’Afrique en est là.
La Communauté internationale et Alassane Ouattara, en se saisissant de Laurent Gbagbo seraient très mal inspirés de l’humilier davantage et de l’accabler de tous les maux de la Côte d’Ivoire, même si on se doute bien que c’est le vainqueur qui écrira l’histoire officielle. Oublier que Laurent Gbagbo représente malgré tout une partie du peuple ivoirien et qu’un volet de la reconstruction de la nation ivoirienne repose sur son sort serait, là aussi, manquer totalement de lucidité. Au Président Ouattara de montrer en quoi il est un homme d’Etat.