Journal d’une fille du Sud, épisode 1 Une publicité s’affiche en ce moment, géante, sur nos abribus de Paris, Marseille, Lyon ou Bordeaux : la mannequin Cara Delevingne, jeune et blonde, les mains et bras ornés de fins tatouages, pose, visage en gros plan, un foulard sur la tête.
C’est une publicité pour des bijoux Dior. Oh le foulard est discret : ce n’est pas un « foulard islamique », selon l’expression consacrée, qui dissimulerait toute la chevelure en enserrant le visage. Non c’est un petit foulard chic en soie – on est chez Dior ! – imprimé de couleurs claires, pas si différent au fond de ceux qu’arboraient Grace Kelly ou Audrey Hepburn lorsque, roulant en voiture décapotable dans un film, elles voulaient protéger du vent décoiffant leur mise en plis-brushing, pour rester impeccables à l’arrivée.
Mais cette tête ornée d’un foulard m’interroge – même si le foulard laisse apparaître un peu de la chevelure – sagement attachée dans le cou – de la jeune mannequin. Et même si les tatouages viennent ici apporter les concepts de « branchée », « rebelle » ou « affirmation de soi », implicitement associés à cette nouvelle mode du décor corporel, c’est-à-dire tout sauf quelqu’un qui voudrait « suivre la règle ».
Dior ne fait donc pas l’éloge du foulard obligatoire pour les femmes musulmanes. Qui se veut justement « règle imposée » pour toutes. Mais ce visuel cible clairement les femmes musulmanes, qui représentent depuis le boom pétrolier en 1973, et encore plus aujourd’hui, une part de marché essentielle pour l’industrie du luxe française.
Car la clientèle musulmane fortunée ne se limite plus, comme autrefois, aux seuls pays du Golfe : en Egypte, au Moyen-Orient, au Maroc comme en Algérie ou en Tunisie, mais aussi en Inde, au Nigeria, au Sénégal et dans tous les pays où vit une population musulmane – qui représente aujourd’hui un quart de la population mondiale – des fortunes colossales se sont édifiées ces dernières décennies, à la faveur de la mondialisation qui a vu la création ou le développement d’entreprises prospères, légales ou plus douteuses.
Le voyageur dans ces pays peut le constater de visu, au vu de la multiplication des signes visibles du luxe dans ces pays appelés autrefois « pauvres » ou « en développement » – Chine comprise : shopping centers, boutiques, quartiers résidentiels, hôtels, restaurants, voitures, etc. Luxe qui n’a pas effacé la pauvreté dans ces pays, et a au contraire accru les inégalités et les frustrations, comme en témoignent les révoltes de rue un peu partout. Les romanciers sont les plus efficaces pour nous en parler – voir par exemple un roman tel que « Et j’ai couru vers le Nil » de Alaa el Aswany (Actes Sud) – écrivain égyptien aujourd’hui interdit dans son pays car toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire.
Dior veut donc séduire les femmes musulmanes riches – et les moins riches qui voudront le paraître, car tel est le moteur de l’industrie du luxe. Et il est intéressant de constater que les populations des pays du Sud n’intéressaient guère les « annonceurs » jadis, et que les marques sont nombreuses à tenter de les séduire aujourd’hui. Chez Lancôme, la mannequin du parfum Idôle est une beauté brune à la peau cuivrée et à la chevelure bouclée et touffue, qui ressemble à nombre de femmes arabes, et elle pose à côté d’un cheval, animal-idole dans la culture arabe du Maroc à l’Arabie. Pour Lancôme toujours, Pénélope Cruz s’affiche, la chevelure longue de jais et le visage « orientalisé » par un maquillage foncé du regard, qui la font ressembler à une Indienne. L’Oréal ou Chanel affichent depuis peu des mannequins noires ou encore d’un large éventail de carnations, pour vanter des fonds de teint qui vont désormais de visage pâle à ébène sombre. Et Léa Seydoux est choisie pour la dernière campagne Vuitton, blonde aux cheveux courts, mais l’actrice a les yeux fins comme bridés, à l’instar de ceux des clientes chinoises, quand la Chine est un débouché important pour le luxe.
Nous, journalistes et écrivains, acteurs et comédiens, ou simplement citoyens et citoyennes du Sud, vivant en Occident ou dans nos pays du Sud, nous sommes longtemps battus pour une meilleure représentation de la diversité, c’est-à-dire du monde tel qu’il est réellement, dans les films, les feuilletons, les magazines, parmi les décideurs publics et privés, etc. – bref dans la vie. Mais nos appels à plus de diversité restaient souvent lettre morte.
Dior, une femme en foulard
Et c’est la publicité – c’est-à-dire le désir de gagner de l’argent, désormais appelé « gagner de nouveaux marchés », qui nous apporte aujourd’hui dans notre quotidien, à travers les publicités dans les journaux, les villes et sur nos écrans, la présence de ces corps, ces visages, ces cheveux et ces yeux bruns, cuivrés, dorés, foncés, crépus, voilés, bridés, bref ces Noirs, ces Arabes, ces Asiatiques et autres, que les affiches publicitaires ignoraient autrefois. Dans le même esprit, c’est pour séduire les femmes en surpoids et obèses – autre « minorité invisible » autrefois – que la boutique multi-marques en ligne Zalando affiche désormais des mannequins jeunes et jolies… et obèses.
Ne soyons pas mauvais public : la jeune et jolie mannequin Dior qui porte un foulard sur la tête incitera peut-être certaines jeunes filles et femmes voilées à laisser paraître un peu de leur chevelure pour être plus séduisantes, comme le font les Iraniennes coquettes. Ou bien le message perçu par les femmes musulmanes, ici et ailleurs, avec cette publicité sera-t-il : « on me parle, on prend en compte le fait que j’existe ». Comme lorsqu’une Africaine ou une Antillaise voit enfin en boutique ou en supermarché en France, des fonds de teint adaptés à la couleur de sa peau, sans avoir à aller dans des boutiques ethniques spécialisées. Comme lorsqu’une femme en surpoids voit des mannequins qui comme elle font un bon 46, 48 voire plus, et non plus des silhouettes-Barbie qui font 36 ou 38 maxi. Pendant que Dior drague les riches Saoudiennes ou Européennes musulmanes, les filles d’immigrés musulmans en France se sentent un peu plus incluses dans le groupe, dans le monde, qu’elles portent un voile, ou pas.
Nadia Khouri-Dagher est une journaliste-reporter franco-libanaise. Son site : au-coeur-du-monde.com