Le livre est mince : à peu près soixante pages. Une jeune maison d’édition, les éditions » L’Esprit frappeur « , vient de publier un document passionnant et douloureux, » le Code Noir « , édicté par Louis XIV pour réguler le comportement des esclaves et de leurs maîtres dans les colonies françaises…
Le livre est mince : à peu près soixante pages. Mais ces soixante pages sont lourdes comme la tragédie des hommes et des femmes qui, venus d’Afrique subsaharienne, traversèrent l’horreur de la condition servile dans les colonies françaises, depuis la fin du seizième siècle jusqu’au décret du 27 avril 1848 qui abolirait l’esclavage sur tout le territoire de la République.
Il faut se souvenir en effet de cette date, bien tardive, si on se souvient que cette abolition avait été proclamée une première fois par la Convention en 1794, avant d’être annulée par Napoléon en 1802. Il faut se souvenir surtout que la Pennsylvanie avait aboli l’esclavage en 1769, suivie par tous les Etats-Unis entre 1783 et 1804, ainsi que par le Mexique en 1829, et l’Angleterre en 1833. Était-ce bien à la France, patrie des Droits de l’Homme, de fermer la marche ? On peut regretter qu’il en ait été ainsi.
Mais le » Code Noir » nous ramène au contraire au moment de l’expansion de la traite des noirs dans les colonies françaises. C’est l’efficace Colbert qui préside à sa rédaction, même si le texte n’en sera promulgué qu’après sa mort. A quoi veut-il ainsi remédier ? Au vide juridique absolu qui encadre la traite des esclaves, qui lui paraît à la fois un danger économique (les mauvais traitement aux esclaves pouvant compromettre leur productivité) une hérésie religieuse (car l’Eglise fait de l’esclave un prochain, qui étant sujet du roi, ne peut qu’être, au moins partiellement sujet de droit) et un scandale humain.
Horizon fermé
C’est à ces objectifs partiellement contradictoires que le » Code Noir » vient répondre : il tente ainsi d’assurer un encadrement social de l’esclavage avec la garantie d’un minimum vital, calculé en nourriture et vêtement : » par chacune semaine deux pots et demi, mesure du pays, de farine de manioc… avec deux livres de boeuf salé ou trois livrezs de poisson » et » par chacun an deux habits de toile… « Si ces conditions de vie décentes ne lui sont pas assurées, l’esclave est censé pouvoir porter plainte contre son maître auprès du représentant du Roi, de même que s’il fait l’objet de mauvais traitements précisés dans le Code… Mais il n’est pas certain que beaucoup aient fait usage de ce droit…
Pour le reste, il s’agit de mettre explicitement en forme le statut servile, et les lignes de style juridique qui y sont consacrées sont pénibles à lire : « Déclarons les esclaves ne pouvoir rien avoir qui ne soit à leur maître ; et tout ce qui leur vient par industrie ou par la libéralité d’autres personnes ou autrement à quelque titre que ce soit, être acquis en pleine propriété à leur maître… « et ainsi de suite. Leur horizon est-il entièrement fermé ?
Codifier contre la conscience
Pas tout à fait, pour Louis XIV, qui se hâte de stipuler qu’il est possible de sortir de l’esclavage, et de jouir alors des mêmes droits que tous les autres sujets du roi… « Déclarons leurs affranchissements faits dans nos îles leur tenir lieu de naissance dans nos îles et les esclaves affranchis n’avoir besoin de nos lettres de naturalisation pour jouir des avantages de nos sujets naturels dans notre royaume, terres et pays de notre obéissance, encore qu’ils soient nés dans les pays étrangers « . Autant dire que Louis XIV ne parlait pas de code de la nationalité, et qu’à ses yeux l’esclave affranchi, dès lors qu’il l’était sur le sol français, devenait ipso facto français, égal en droits à tous les autres sujets du roi, sans avoir pour cela à être naturalisé.
Cette disposition nous conduit à nous interroger : le Roi Soleil était-il plus libéral que la République en matière d’immigration? La vérité est ailleurs : le nombre d’affranchis était encore, à la fin du dix-septième siècle, très marginal, et leur intégration ne posait aucun problème… Mais avec la croissance de la population d’affranchis dans les colonies, Louis XV durcira considérablement ces dispositions à leur égard en réformant le » Code Noir » en 1724 : désormais, même libre, le Noir reste un sujet de deuxième catégorie, auquel sont refusées certains droits juridiques. Par ailleurs, il devient à cette date plus difficile d’affranchir un esclave. Le racisme, qui n’existait pas en tant que tel dans le » Code Noir » de 1685, apparaît explicitement avec sa version de 1724. Et c’est avec ce texte que la France vivra jusqu’à la Révolution… de 1848 !
La lecture de ces soixante pages n’est pas seulement révoltante : c’est aussi une leçon amère sur les lois humaines, qui peuvent servir le bien comme le mal, et codifier sereinement des situations contre lesquelles la conscience des législateurs devrait s’insurger. Comment des hommes ont-ils pu réduire, pendant tellement d’années, d’autres hommes au statut de marchandise ou d’outil ? On se le représente mieux en refermant ce petit livre noir qui pèse sur la conscience de la France…