Un mari et ses femmes. La polygamie, légale dans la majeure partie de l’Afrique, n’est pas sans poser d’épineux problèmes relationnels au sein du ménage. Pour les co-épouses, en perpétuelle rivalité pour attirer les faveurs de l’époux, tous les prétextes et les coups bas sont bons pour discréditer l’autre. Des luttes intestines qui peuvent aller très loin. Bios Diallo, chercheur et écrivain mauritanien, nous explique le système de l’intérieur pour nous aider à mieux cerner le fonctionnement et les écueils de ce type de contrat social. Passionnant.
Avoir deux, trois ou quatre femmes ! Un rêve pour beaucoup d’hommes. Derrière ces images d’Epinal de harem voluptueux se cache malheureusement la réalité d’un quotidien loin d’être toujours rose. Car les co-épouses, rivales légales, se livrent souvent une guerre sans merci pour s’imposer dans le foyer et dans le cœur du mari. Des situations où chacune essaie de jeter le discrédit sur l’autre, ce que l’époux peut avoir beaucoup de mal à gérer. Conflits entre femmes, rôle du mari, médiateurs, fonctionnement pratique… Bios Diallo, chercheur et écrivain qui vient de publier l’ouvrage De la naissance au mariage chez les Peuls de Mauritanie, soulève le voile pour nous faire découvrir la polygamie de l’intérieur. Une pratique qu’un certain nombre de femmes urbaines et émancipées défend aujourd’hui en Afrique. Lui-même issu d’une famille polygamique, son père avait trois femmes, l’écrivain-chercheur mauritanien estime, pour sa part, que ce type d’union n’est pas un modèle de réussite familiale qu’on pourrait songer à exporter.
Afrik.com : Quels sont, d’une manière générale, les relations entre les membres d’une famille polygame ?
Bios Diallo : Les relations ne sont jamais faciles dans les familles polygames. Les épouses y sont soumises à une concurrence perpétuelle. Car chacune essaie d’attirer le plus l’attention du mari. En vue d’une assise privilégiée ou d’un monopole de la gestion du foyer. Le mari se retrouve constamment tiraillé entre ses différentes épouses et il lui est difficile d’être juste et impartial. Quand un problème surgit entre les membres de la famille, on l’observe toujours à travers le prisme du ménage. Et l’accusation est vite trouvée : « C’est la faute au fils ou à la fille de ma co-épouse qui… » Ce qui bien sûr entraîne des prises de positions tranchées. Chaque femme défend son enfant. Normal, sauf que cela donne une atmosphère difficilement gérable. Et les disputes sont courantes. Dans le rôle de l’arbitre, le père et mari essuie beaucoup de migraines. Le pire est que son arbitrage restera, quoi qu’il arrive, teinté de subjectivité. Ses décisions toujours sujettes à interprétations. Le plus déroutant est que les enfants intériorisent le discours de leur mère qu’ils défendent à la moindre petite altercation avec la co-épouse. Ce qui ouvre la porte à de véritables batailles rangées.
Afrik.com : Quelles sont les origines de la polygamie ?
Bios Diallo : La polygamie est, à la base, culturelle. Puisqu’elle est antérieure à plusieurs religions. Donc, contrairement à ce qu’on croit, elle est bien antéislamique. L’islam l’a trouvée là. Les textes n’ont fait qu’entériner une réalité culturelle et sociale déjà présente. Il reste cependant difficile de définir avec certitude l’origine de la polygamie. On peut toutefois avancer quelques pistes. Il y a ce qu’on appelait les bras. C’est-à-dire, le fait pour les grandes familles de rechercher un nombre important de travailleurs qui seront affectés aux divers travaux des champs et autres. Et comme la femme, quelque soit le nombre de maris qu’elle pourrait avoir ne dépassera jamais le rythme génésique qui est le sien, un enfant par an à moins qu’elle ne fasse des jumeaux, il revient à l’homme de prendre plusieurs épouses. Puis il y a le phénomène de mortalité infantile. Les hommes multiplient les liaisons en espérant que si certains meurent certains survivront. Un combat contre la nature en vue de garder une descendance. C’est la même logique avec les guerres, où ce sont les hommes qui partent au front. Ceux qui survivent ont à charge de s’occuper des orphelins. Et pour prendre ces enfants sous sa coupole, il faut « reprendre » leur mère. D’où certaines pratiques comme le lévirat qui permet au frère puîné (cadet, ndlr) du défunt d’épouser la veuve. Il y a aussi le fait que les femmes acceptent ce nouveau pour rester avec leurs enfants, qu’elles ne voudraient pas laisser entre les mains de tantes ou marâtres peu amènes.
Afrik.com : Peut-on imaginer que la polygamie disparaisse un jour?
Bios Diallo : Sans nul doute. Si la polygamie est amenée à disparaître un jour ce sera, d’une part, du fait des femmes qui ne veulent pas se retrouver en rivalité avec d’autres femmes au sein de leur foyer et voir leurs enfants confrontés à une co-épouse acariâtre. D’autre part, et cela me semble très important, à cause du volet économique. Puisque si vous voulez être un père de famille modèle, qui veut assurer une bonne éducation à ses enfants en leur accordant des vacances et des loisirs, vous serez obligé de réfléchir par deux fois avant de vous lancer dans la polygamie. Car le niveau de vie et vos revenus ne vous permettront peut-être pas d’assumer les charges d’une grande famille : loyer cher, eau, électricité, transport… Même avec un enfant par femme, le problème restera pareil. Il lui faudra toujours gérer ses deux ou trois épouses. Imaginons que vous soyez à Dakar. Pour vos vacances, vous partez avec une des vos épouses en Martinique ou aux Etats-Unis. Et que l’année suivante vous décidiez d’emmener une au Mali ou au village. C’est inéquitable. Chacune d’entres-elles revendiquera le droit d’aller découvrir d’autres espaces que son pays.
Afrik.com : Au Sénégal, et dans d’autres pays d’ailleurs, on constate que des femmes urbaines, et même intellectuelles, défendent la polygamie. Comment expliquez-vous un tel fait?
Bios Diallo : Cela vient d’un profond complexe ou désaveu. Certaines de ces femmes sont désespérées. N’oublions pas que nous sommes dans des sociétés où ne pas se marier constitue un drame, tout comme avoir un enfant hors mariage condamne à la risée. Et même ne pas s’afficher avec son mari dans les cérémonies mondaines est objet de calomnies. La femme est perçue comme une femme de mœurs légères. Or les femmes émancipées, avec un certain bagage intellectuel, font peur aux hommes qui craignent qu’elles n’usurpent leur autorité. Une phobie-égotique. Ils préfèrent donc sortir avec elles sans jamais les épouser. Or quand les femmes passent le cap des 30-35 ans, elles commencent sérieusement à prendre peur et cherchent désespérément à se caser. D’autant que le désir d’avoir des enfants se fait pressant. Elles savent que leur horloge biologique tourne inexorablement. Devant toutes ces inquiétudes, elles rechignent difficilement à être seconde ou troisième épouse. Quitte à ce qu’elles ne vivent pas chez le mari. Parce que c’est un moyen, pour elles, de garder leur indépendance. Elles acceptent, ou imposent, de vivre seules, d’avoir leur propre maison. L’important pour elles étant qu’on dise qu’elles ont un mari. Ce qui leur confère, par ailleurs, une légalité sociale quant à l’arrivée d’un éventuel enfant. En défendant la polygamie, certaines femmes défendent leur propre liberté, car elles se trouvent ainsi une très bonne couverture.
Afrik.com : Existe-t-il une dimension religieuse dans ce type de position ?
Bios Diallo : Absolument. Non marié(e), votre religion (islam, ndlr) est jugée bancale. Vos prières ne sont pas exhaussées. Du coup, à défaut d’être dans un ménage constitué, les Peuls conseillent de « prendre une corde », donc une femme ou un époux. On dit « mbogol ». L’acte est une sorte de récipiendaire à vos prières. Sans oublier qu’une autre donne métaphysique plane au-dessus de la tête de la femme. Dans certaines sociétés ouest-africaines, on dit que si la femme meurt c’est l’homme qui est garant de son paradis. Autrement dit, si elle n’est pas mariée, malgré son esprit pieux, elle a peu de chance d’aller au Jardin du bonheur.
Afrik.com : Y a-t-il un mouvement masculin de défense de la polygamie ?
Bios Diallo : Il y a des intellectuels favorables à la polygamie. Quand le Président kenyan est arrivé au pouvoir (Mwai Kibaki, ndlr), il n’a pas hésité à parler de sa seconde épouse, donc de son statut de polygame. Ce n’est pas une exclusivité. Au Niger, au Sénégal, au Mali, vous avez plusieurs ministres polygames. Si vous interrogez ces gens, ils vous répondront qu’ils préfèrent cette solution à la vie de maîtresses terrées ça et là ! Ce qui n’est du reste pas faux.
Afrik.com : Comment les choses se passent dans le quotidien des femmes dans un ménage polygame ?
Bios Diallo : Ça fonctionne sur un mode dit de « rondes ». Les Peuls l’appellent « jontande », les Soninkés « Kota », « le jour à… « . Chaque épouse a une ou deux nuits que le mari passe chez elle. Pendant ce segment nuptial, il revient à l’élue de s’occuper du gîte et du couvert. Son service commence par le dîner, le petit-déjeuner et se conclut par le repas de midi. Elle fait la cuisine pour toute la famille. C’est là que se cachent les luttes les plus âpres, les ruses et les coups bas. Chaque fois que c’est son tour, la femme s’évertue à faire la meilleure cuisine possible. On reconnaît à chacune des épouses une main particulière. Mais les co-épouses ne se ratent pas. Elles ne se privent pas de critiquer ouvertement la cuisine de l’une ou de l’autre. Le but étant de discréditer la rivale auprès du mari. Le « fogorede », la maladresse émanant d’un manque de justesse sur la mesure d’un repas (trop de sel, de piment ou même de sucre…), est tout de suite exploité par les autres épouses. Les lucioles rigolent sous cape, font exploser leur moue dédaigneuse. La victime s’attire les foudres du mari qui lâche du « Tu es incorrigible. Toujours pas assez de ceci, si ce n’est pas qu’il y a trop de cela… ». Pourtant il n’est pas toujours dit que la faute vienne de la victime. C’est pourquoi, dans cette chasse à la maladresse, la vigilance est au quotidien. Celle qui a la charge de faire la cuisine évite de s’éloigner de ses marmites. Une co-épouse peut envoyer l’un de ses enfants verser du sel ou du sable dans sa nourriture…
Afrik.com : Et les rapports de séduction alors ?
Bios Diallo : C’est l’autre guerre que se livrent les co-épouses. Chacune y va de son école. Il existe tout un art de séduction, allant de la cuisine gracieusement servie au bord du lit, des pieds qu’on masse pendant que Monsieur déguste son repas, aux tenues coquines, pour ne pas dire hautement érotiques. Les hommes aiment ces petits soins, concurrences entre ses femmes. Surtout lorsque c’est pour la santé de leurs os. Les plats mijotés, loin du regard des enfants, et le soir venu, un « bethio » (petit pagne, ndlr) plein de motifs et des perles de reins (« bin-bin », en wolof, Sénégal, ndlr), ne fait aucun mal à la compagnie ! Quel homme congédierait une femme au beau milieu de ces effluves du tchouraï (encens, ndlr)? Pas moi en tout cas ! (rires).
Afrik.com : Il est de courant d’entendre, à propos de la polygamie, que la seconde épouse a toujours une place la plus enviable que la première…
Bios Diallo : Pas toujours. Et seconde par rapport à quoi ? Vu que l’homme peut en avoir trois, quatre… Bref, dans cette case à séduction, chacune a sa nuit de première épouse. N’oublions pas l’adage : les vieilles marmites font la bonne soupe ! Donc rien n’est jamais définitivement perdu. Cela dit, la première épouse peut avoir un statut de privilégiée. Notamment chez les Soninkés (Mauritanie, Mali, Sénégal). Plus âgée, il lui arrive de ne plus se soumettre aux mêmes travaux que les jeunettes. La jeune épouse peut la considérer comme sa mère, en fonction du décalage d’âge et de l’orientation que donne le mari. Elle devient comme une grande-sœur et pas une rivale. En retour, si elle a de grands enfants (filles surtout) ce sont ces dernières qui exécutent l’essentiel des travaux. La jeune épouse peut être gâtée par des cadeaux nuptiaux. Le mari cache toujours de petits plis : pagnes, argent en liquide, des tenues… Il faut contenter « l’étrangère », comme on dit.
Afrik.com : Comment le mari fait pour composer avec la susceptibilité de ses différentes épouses ?
Bios Diallo : Les maris malins donnent discrètement les cadeaux. Dans ce jeu, chacune croît qu’elle est seule à trouver des choses sous le coussin. Mais bon, personne n’est dupe !
Afrik.com : A vous entendre on a l’impression que la polygamie est un sac de nœuds et un centre d’intrigues ?
Bios Diallo : La polygamie c’est la guerre ouverte par excellence et un espace où cela peut exploser à tout moment. S’il y a des catastrophes dans la plupart des ménages, c’est parce que les maris n’arrivent pas à gérer la situation. Soit la femme a du caractère, soit elle est sexy et le maîtrise par les reins. Ou encore très belle, lui fait des chantages… En fait le bon polygame c’est celui qui ment, et triche, avec art !
Afrik.com : Jusqu’où peuvent aller les frictions ?
Bios Diallo : Jusqu’au drame ! Les co-épouses, ou leurs enfants, dans leurs instants de bagarres, ameutent tout le quartier en se donnant en spectacle. Les secrets de la famille sortent avec le souffle des bouches ouvertes au vent. Une vraie porte ouverte aux excès. On s’arrache les cheveux, se déchire les pagnes, les boubous. On n’hésite même pas à se verser de l’huile chaude. On se casse les bras ou on bat l’enfant de la co-épouse à mort. Sans oublier ces sorts qu’on ne cesse de se jeter.
Afrik.com : La polygamie en France revêt-elle les mêmes caractéristiques qu’en Afrique ?
Bios Diallo : La polygamie est partout la même. Sauf que les femmes, en France, sachant qu’elles sont dans l’illégalité, essaient de ne pas faire trop de problèmes. Lorsqu’elles sont excédées, elles portent leurs remords sur la place publique, ou vont voir les assistantes sociales.
Afrik.com : Quels circuits de médiation existe-t-il au sein des ménages polygames ?
Bios Diallo : Le mari n’est pas le seul arbitre de sa famille. Il y a toujours des arbitres de touche. Ce sont les oncles, les parents respectifs, les belles-sœurs, le marabout, le chef de village ou même les voisins. Tout ça constitue la famille. La femme est, comme on l’entend souvent dans ces milieux, mariée à toute la société. Et c’est pareil pour l’homme. Donc s’il fait quelque chose qui n’est pas normal, ses amis et les autres l’interpellent. Sans oublier que c’est la femme elle-même qui libère les premiers signaux. Elle le fait à travers sa cuisine. Le « fogorede », que nous avons évoqué plus haut, peut trouver là aussi son origine. La femme fait express de ne pas mettre assez de sel, ou d’en mettre trop, pour attirer l’attention de son mari sur un malaise dans la relation. Soit qu’il ne s’occupe plus d’elle, soit qu’il délaisse ses responsabilités de père de famille, etc. Quand le mari ne réagit pas, elle s’ouvre à sa belle-sœur ou sa belle-mère, si elle s’entend bien avec ces dernières. C’est seulement quand elle aura épuisé toutes ses armes, qu’elle ira voir sa mère ou son père. Le beau-père, ne pouvant s’adresser directement à son gendre, remettra la mission entre les mains d’un de ses amis : « Tu diras à ton ami que sa femme se plaint… Dis-lui de faire attention ».
Afrik.com : La polygamie est-elle exportable en France ?
Bios Diallo : Je ne pense pas qu’il soit adroit de parler de la polygamie comme d’un modèle exportable. Ou même d’un héritage exemplaire à transmettre. L’espace français s’y prête mal. En Afrique, il y a la grande famille avec ses cours. Ici, l’espace est réduit à des immeubles fermés, à des voisins de palier… Il est difficile d’élever des dizaines d’enfants dans ces conditions. Si vous êtes dans un F2 (chambre-salon, ndlr), comme on le voit souvent, et que le mari a deux ou trois femmes et une ribambelle d’enfants, comment faire ? La femme qui est de tour passe la nuit seule à l’intérieur de l’unique chambre. Pendant que l’autre ou les autres dorment dans le salon avec tous leurs enfants. Psychologiquement, cela ne favorise pas l’éducation à cause de l’absence d’intimité. Par ailleurs, comme il n’y a pas de cour où jouer, les enfants se retrouvent dans la rue. Ce qui est la porte ouverte à des dérives, comme la délinquance.
Afrik.com : Que pensez-vous de l’attitude des autorités françaises face au phénomène?
Bios Diallo : Elles ont joué une carte de tolérance qui n’a fait que compliquer les choses. Pour se tourner ensuite vers les services sociaux. Beaucoup de cas ont été résolus dans le drame.
Afrik.com : Beaucoup de personnes pensent que tous les Africains sont polygames en France et se servent de type d’arguments pour stigmatiser une population qu’ils accusent de tous les maux.
Bios Diallo : Ceux qui le disent sont à court d’arguments. Il faut bien diaboliser l’immigration lorsqu’on ne trouve pas, ou on ne veut pas, trouver des remèdes à ses propres problèmes. On estime entre 20 et 25 000 les familles polygames en France. Ce qui est bien sûr loin de correspondre à la densité africaine (continentale, ndlr) en France. Il y a des enfants issus de familles polygames qui ne suivront jamais ce régime. Parce qu’il ne correspond pas à leur double culture.
Bios Diallo, De la naissance au mariage chez les Peuls de Mauritanie, préface de Cheikh Hamidou Kane, Ed Karthala, 2004.
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Bios Diallo est également l’auteur de :
« Les pleurs de l’arc-en-ciel », recueil de poésie
Et a collaboré à deux ouvrages :
« Les Paris des Africains », 2002
« Aimé Césaire et nous », 2004
Lire aussi:
« La deuxième femme » ou l’expérience polygame