L’Editorial de Franklin Nyamsi Wa Kamerun ; Professeur Agrégé de Philosophie, Paris-France
« Ôtez le respect de la justice et la bonne foi : nul gouvernement n’est durable », disait le romain Sénèque. Symbolisée par une balance, la justice, institution chargée de veiller à l’égalité de tous les citoyens devant la loi, est une institution-clé de toute république démocratique contemporaine. Ses décisions doivent être frappées du quadruple sceau de l’impartialité, de la transparence, de l’équité et de la légalité. Par impartialité, entendons que les procureurs, les juges, bref tous les magistrats de la République ne doivent d’aucune façon donner à voir qu’ils ont un parti pris pour une institution, une personnalité, un citoyen, un parti, un clan ou une classe socioprofessionnelle en particulier. Par transparence, nous visons le fait que le citoyen cultivé de base, au regard de l’appréciation des faits et des textes en vigueur, doive pouvoir constater que les décisions de justice ont été prises en parfaite connaissance de cause, à partir de fondements et inférences irréfragables. Par équité, disons avec le philosophe américain John Rawls que toute véritable institution judiciaire doit veiller à ce que les inégalités sociales bénéficient en priorité aux plus vulnérables, en vertu d’un principe de discrimination positive qui s’impose d’autant plus que les républiques d’Afrique francophone à l’instar de la Côte d’Ivoire, dans leur quasi-totalité, sont encore en proie à la l’insupportable pauvreté de la majorité de leurs populations. Par légalité enfin, j’entends que le procureur ou le juge ne peuvent improviser la loi, encore moins l’interprétation de la loi, pour servir de facto, le point de vue d’une partie de la société, fut-elle la majorité politique au pouvoir. Et l’article 141 de la Constitution Ivoirienne de nous conforter dans cette lecture :
« Article 141 – Le magistrat doit être compétent. Il doit faire preuve d’impartialité, de neutralité et de probité dans l’exercice de ses fonctions. Tout manquement à ses devoirs constitue une faute professionnelle. »
Car, derechef, rappelons que dans un Etat de droit, il y a égalité stricte entre toutes les personnes, qu’elles soient physiques ou morales, du vendeur de garba de l’avenue Casa d’Abobo au Président de la République en son palais cossu du Plateau d’Abidjan.
Dès lors, voici les questions qui s’imposent, au regard du fonctionnement contemporain de la justice en Côte d’Ivoire : 1) la justice ivoirienne est-elle impartiale, transparente, équitable et légale ? 2) Si non, qu’est-ce qui explique l’étrange fonctionnement de l’outil judiciaire sous l’actuel régime du RHDP dit Unifié ? 3) Comment sortir de ce marasme judiciaire par la bonne porte ?
Il y a incontestablement une flagrante défaillante de l’institution judiciaire ces dernières années en Côte d’Ivoire. La chasse ostentatoire livrée aux plus vulnérables crève l’écran de l’actualité !
Observateur de la politique ivoirienne depuis de nombreuses années, je considère que le système judiciaire pouvait certes, difficilement se tirer des contraintes de l’état d’exception qui régnait de 1999 pratiquement à avril 2011. Pendant cette période de crise paroxystique, les armes régulièrement ont tonné dans le pays. Juger en âme et conscience dans ces conditions était fort risqué, à la fois physiquement, psychologiquement et socialement. Autant un magistrat pouvait courageusement délivrer depuis Dimbokro avant le coup d’Etat de 1999 , sous le régime PDCI-RDA d’Henri Konan Bédié, un certificat de nationalité à l’opposant d’alors, Alassane Ouattara ; autant un magistrat quelconque le pouvait difficilement sous le régime d’exception du CNSP des militaires du général Robert Guéi entre 1999 et 2000, ou sous celui des Refondateurs du Président Laurent Gbagbo, entre octobre 2000 et avril 2011. De 1999 à 2011, les magistrats ivoiriens ont vécu avec l’épée de Damoclès des pouvoirs successifs sur leurs têtes. La balance de la justice tremble toujours quand les bruits de bottes couvrent l’espace public.
Pourtant, on a observé de 2011 à 2015, soit pendant le premier mandat présidentiel d’Alassane Ouattara à la tête du pays, une première phase de réinstallation et de normalisation de l’institution judiciaire dans le pays. Les dernières attaques armées des milices de l’ancien régime frontiste depuis leurs replis ghanéen et libérien notamment, en 2011, 2012 et 2013, contribuaient bien sûr à nourrir encore la fermeté d’une justice ivoirienne que certains ont alors accusé d’être une « justice des vainqueurs », parce qu’elle avait la main particulièrement lourde envers les partisans civils et/ou militaires de l’ancien Président Laurent Gbagbo. Dès 2014 en effet, le nouveau régime ivoirien a maîtrisé la situation à ses frontières et entièrement réduit au silence les menaces de sédition externes que l’opposition ourdissait contre lui. Les arrestations de nombreux militaires ivoiriens exilés, mais aussi de cadres du Front Populaire Ivoirien comme l’ancien ministre de la Défense Lida Kouassi, achevaient ainsi de doucher les espoirs de reconquête militaire du pouvoir par les ailes extrêmes du régime déchu le 11 avril 2011.
Le deuxième mandat du Président Alassane Ouattara, amorcé dans la concorde puissante de l’Appel de Daoukro, s’annonçait résolument comme une ère de paix, de prospérité et de préparation à l’alternance démocratique et générationnelle apaisée en 2020 à la tête de l’Etat. La fin du contexte exceptionnel des années de braises 1999-2011, mais aussi la sortie de la période de susceptibilité du nouveau pouvoir, après la stabilisation de sa puissance entre avril 2011 et octobre 2015, pouvaient laisser espérer une justice ivoirienne enfin résolument libérée des pressions de son environnement politique. Or, c’est au moment où l’on s’attendait à la célébration de l’Indépendance de l’institution judiciaire, dans une République ivoirienne apaisée, que se glissaient subrepticement dans les articles 145 et 146 de la nouvelle Constitution, des dispositions qui mettraient les carrières judiciaires à la disposition du Chef de l’exécutif tout en laissant encore à ce dernier la mainmise sur l’appréciation ultime du degré d’indépendance de la justice :
« Articles 145-146- Le Conseil supérieur de la Magistrature est présidé par une personnalité nommée par le Président de la République parmi les Hauts magistrats en fonction ou à la retraite.
Le Conseil supérieur de la Magistrature :
-examine toutes les questions relatives à l’indépendance de la Magistrature et à la déontologie des magistrats [… ]»[2]
Ce verrouillage du pouvoir judiciaire par le pouvoir exécutif dans la constitution de 2016 – texte hautement amendables à plusieurs égards- augurait-il de jours meilleurs ? Manifestement, non.
En matière d’absence impartialité, on a vu le pouvoir judiciaire être à la remorque du déni de réalité à propos de l’existence de prisonniers politiques en Côte d’Ivoire, y compris en apportant sa contribution à l’incarcération sans jugement de nombreux citoyens. Lorsque lançant sa dernière grande campagne du pardon et de la réconciliation le 3 avril 2017, le Président de l’Assemblée Nationale Guillaume Soro demande que soient accélérées les procédures judiciaires permettant à l’ensemble des prisonniers constitués depuis la dernière crise postélectorale de 2011 de recouvrer la liberté, y compris par voie d’amnistie ou de grâce, un mur de refus se dresse contre son Appel en Côte d’Ivoire. On crie de partout haro sur le baudet ! D’une part, les extrémistes de l’ancien régime n’y croient pas. De l’autre, ceux du régime en place ne veulent même pas en entendre parler, arguant du refus de repentance des Refondateurs. Mais Guillaume Soro, souvent seul contre tous les Eléphants du régime, persiste dans son sacerdoce intergénérationnel, et le 6 août 2018, le Président de la République Alassane Ouattara décide de libérer près de 800 prisonniers politiques ivoiriens, au grand dam des dénégateurs de tous bords. Je me demande donc, comment la justice ivoirienne peut se prétendre impartiale alors qu’elle s’est faite complice d’un mensonge, d’un déni éhonté de réalité à propos de la nature et du nombre des détenus qui croupissaient, souvent sans le moindre procès, dans ces entrailles ? Faisant en 2017, un décompte de ces prisonniers à Paris avec Alain Toussaint, ex-Conseiller du Président Laurent Gbagbo, nous avions fait remonter au Ministère ivoirien de la Justice une liste de près de 300 d’entre eux, croyant alors faire dans l’exhaustivité, avant que le décret d’amnistie du Président Ouattara, en août 2018, ne vienne nous révéler que nous étions bien en deçà de la réalité de l’Archipel du Goulag d’alors ! Ô ironie de l’Histoire !
A propos de la transparence et de légalité, un exemple tout récent me vient à l’esprit. La loi ivoirienne sur les partis politiques du 9 août 1993 ne prévoit aucunement la possibilité d’appartenir à deux partis politiques en même temps, pour une citoyenne ou un citoyen ivoirien. Or, à la barbe de la justice ivoirienne, on a créé un nouveau parti politique – à ne pas confondre avec les groupements de partis politiques autorisés par la même loi. Ce nouveau parti dit unifié du RHDP, est supposé avoir réuni et fondu en son sein, tous les partis signataires de son Accord de Création acté le 16 juillet 2018 à Abidjan. Comment comprendre dès lors que des membres de la majorité au pouvoir continuent par ailleurs de se revendiquer, qui du RDR, qui de l’UDPCI, qui du PIT, et certains encore du PDCI-RDA, tout en se reconnaissant membre du nouveau Parti du RHDP dit Unifié ? Ces manœuvres, clairement illégales, entretenant le flou entre les notions de Parti et de Groupement Politique, ne sont-elles pas d’autant plus nuisibles à la transparence de la justice ivoirienne, qu’on a vu cette institution se spécialiser ces dernières années dans la traque exclusive des citoyens, cadres ou partis contestant l’hégémonie largement surfaite du régime actuel ? Ne sont-ce pas notamment les soroistes et les cadres du PDCI-RDA qui paient aujourd’hui, par toutes les ruses du harcèlement judiciaire orienté, leur liberté de ton envers un régime qui viole de jour en jour, les libertés fondamentales des Ivoiriens ? Où est la justice ivoirienne quand on persécute délibérément le PDCI-RDA du Président Henri Konan Bédié, au motif incongru qu’il aurait refusé de disparaître dans le parti unifié du RHDP ? Où est la justice ivoirienne quand se multiplient des preuves de l’immixtion flagrante des autorités de l’exécutif dans le processus électoral? Où est la justice quand une CEI illégale s’arroge le pouvoir, avec le soutien du gouvernement d’organiser des élections alors qu’elle est forclose par la loi nationale et par l’arbitrage international de la Cour Africaine des Droits de l’Homme rendu le 18 novembre 2016 ?
A propos de l’équité, cette vocation de la justice à protéger les plus faibles : comment comprendre que la justice n’ait pas encore punis ceux qui, au mépris du principe de continuité de l’Etat, ont laissé le 21 mai 2014, Madjara Ouattara s’immoler par le feu au Plateau, alors que ses dettes impayées étaient du ressort des nouvelles autorités ? Où est l’équité quand on sait que l’assassinat du militant Soro Kognon le 7 juillet 2018 a été commandité par les hauts-lieux du Clan du pouvoir à Korhogo, alors que son corps, récemment restitué à sa famille, n’a fait l’objet d’aucune autopsie en 4 mois de détention inhumaine ? Où est l’équité pour les victimes – d’Abobo, du Plateau, du Gontougo et bien d’autres localités – de tous ces candidats du RHDP unifié au pouvoir qui ont publiquement menacé, corrompu, brutalisé, fait assassiner, truqué les scrutins aux élections locales du 13 octobre 2018, sans la moindre convocation dans un Commissariat de la République de Côte d’Ivoire ? Où est l’équité en Côte d’Ivoire quand le Procureur de la République d’Abidjan est plus prompt à se saisir d’un gamin pour un mot de travers sur Facebook, alors que des hommes politiques de premier plan, réputés avoir prononcé publiquement des paroles infiniment plus graves, n’ont jamais connu la moindre garde à vue de toute leur vie ? Affligeant deux poids, deux mesures, qui jette une chape de plomb faite de peur, d’angoisse, de méfiance et d’animosité dans les réseaux de communication en Côte d’Ivoire. Où est diantre l’équité, quand les scandales de gouvernance, dénoncés par l’Autorité Nationale de Régulation des Marchés Publics, ne sont suivis d’aucune sanction exemplaire frappant ceux de leurs auteurs qui font partie des puissants du jour, notamment en matière de conflits d’intérêts en centaines de milliards, voire milliers de milliards de CFA pris dans les fonds publics ? Voici ce que disait courageusement le Président de cette institution, Coulibaly Non Karna, le vendredi 13 juillet 2018, avant de quitter ses fonctions :
« (…) Nous sommes aujourd’hui unis par la même raison, celle d’être mis en mission par l’Etat de Côte d’Ivoire et d’être au service de la Nation… En Côte d’Ivoire, il est bien temps que les choses changent. Et personne ne les fera changer si ce n’est nous-mêmes. Dans ce domaine des marchés publics où la bonne gouvernance et ses principes doivent être le maître mot, il nous faut sonner la fin des reculades. Ainsi que le disait Amadou Kourouma, ‘’bori bana’’. Il faut arrêter de penser que les choses vont changer avec des compromis qui virent à la compromission »[3]
Comment espérer que les choses changent en effet, si le pouvoir judiciaire, alors même que l’état d’exception ne prévaut plus, est contraint d’aller de compromis en compromission, voire de se réfugier indéfiniment dans des reculades ? IL y va très donc désormais aussi de la responsabilité citoyenne des magistrats ivoiriens, pour que la justice soit. Le citoyen Coulibaly Non Karnan ne croyait pas si bien dire.
Très clairement donc, à côté du manque persistant d’un cadre de travail suffisamment modernisé dans toutes ses juridictions, la principale raison du désert judiciaire qui avance en Côte d’Ivoire est à chercher dans la collusion persistante entre l’exécutif et le judiciaire. Ceci annonce irréductiblement deux urgences : à court terme, la mobilisation des citoyens de tous bords pour le respect de toutes les libertés fondamentales garanties par la Constitution de 2016 ; à long terme, un nécessaire re-toilettage de la loi fondamentale et de l’équilibre institutionnel, pour favoriser une justice promotrice non pas des chaînes qui aliènent, mais des liens symboliques qui libèrent l’humanité dans toutes les consciences citoyennes de Côte d’Ivoire. Un rééquilibrage des trois pouvoirs de la République dans une perspective de renforcement de l’Etat de droit est à l’ordre du jour des aurores qui s’annoncent… Appelons-en donc pour finir au courage de la vérité de tous les magistrats ivoiriens, car nous ne cédons en rien à la ritournelle du « Ils sont tous pourris » ! Mais nous savons cependant que la justice, la vraie, requiert de tous temps des hommes et des femmes qui savent avec Hyppolite de Livry que « Le plus horrible spectacle de la nature, et un des plus communs, est de voir violer la justice par l’homme préposé pour la rendre.»