« Si des attentats similaires à ceux de Sousse ou du Bardo venaient à être perpétrés, l’État disparaîtrait. » C’est en ces termes là que le Président tunisien Béji Caïd Essebsi, déclara mordicus l’état d’urgence, le 4 juillet 2015, huit jours après l’attaque terroriste de Sousse, et qui constitue de loin l’attentat le plus meurtrier de l’histoire contemporaine de la Tunisie, avec un bilan de 39 morts et 38 blessés. Décrété donc suite à la menace terroriste, l’état d’urgence serait-elle une décision sage ou au contraire inopportune ?
Malgré des efforts ambitieux à mettre en vigueur d’importants dispositifs sécuritaires – dès le lendemain de la Révolution – les autorités tunisiennes se sont retrouvées face à une défaillance, ayant permis à l’Etat Islamique de sévir sur leur territoire.
Afin de donner à sa transition démocratique, toutes les chances de réussite, la Tunisie n’a d’autre choix que de braver les dangers sécuritaires, et c’est dans cette perspective, qu’à priori, venait d’être déclaré l’état d’urgence, dont le bienfondé ne semble pas rallier les doctrinaires et observateurs quant aux circonstances objectives qui le justifierait, et autour desquelles planent des craintes d’abus de pouvoir. Pourtant tous s’accordent à dire qu’un mouvement de balancier se doit d’être opéré afin d’éviter tout bafouage que causerait cette mesure aux droits et aux libertés des citoyens.
Réglementée au terme des articles 77 et 80 de la Constitution, ainsi que le décret n° 78-50 du 26 janvier 1978, l’état d’urgence dispose en droit tunisien d’un cadre légal et opérationnel de recours. De même que les instruments internationaux, tels le Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques (PIDCP) – ratifié par la Tunisie – développent des standards à respecter en la matière. Citons notamment : le caractère exceptionnel de la menace justifiant l’état d’urgence ; la temporalité qui inscrit cette mesure dans une durée limitée dans le temps de sorte qu’elle ne puisse s’éterniser ; la déclaration publique de la décision qui reviendrait à réduire la possibilité d’un état d’urgence de facto ; la proportionnalité des mesures quant à leur durée et ampleur face à la gravité de la situation ; l’intangibilité de certains droits fondamentaux dont jamais rien ne justifie la suppression, tels le droit à la vie, à l’intégrité physique et morale, la liberté de religion… etc.
Visant surtout la zone frontalière avec la Libye, l’état d’urgence en Tunisie implique un couvre-feu restreignant la circulation des personnes, les grèves et les rassemblements ; il est fixé à 30 jours ; et avait fait l’objet d’une annonce publique. Aux termes de cette dernière, le chef d’Etat insista sur la préservation des acquis d’une transition « post-dictature » que les Tunisiens se sont chèrement et dignement appropriés, notamment la liberté d’expression. En cela, une conformité avec les standards sus-indiqués, parait, nous semble-t-il, se dégager de l’ensemble.
Seulement cette mesure, parfaitement compréhensible en l’état actuel des choses, deviendrait redoutable si elle devait se renouveler sans que cela soit approprié.
De même qu’au vu des restrictions aux droits fondamentaux qu’entraine l’état d’urgence, il convient de n’y recourir qu’avec la plus extrême précaution et en dernier recours, faute de quoi il deviendrait un alibi commode pour empiéter sur les droits fondamentaux des citoyens. Le scepticisme de la société civile et de certains partis politiques s’inscrit à ce niveau là, et tient justement à ce qu’ils estiment être « une précipitation » à décréter l’état d’urgence qui serait « prématuré » en l’état, voire entaché d’intentions malhonnêtes.
Tout d’abord, la constitution tunisienne autorise l’exécutif à solliciter l’armée nationale (normalement neutre) pour le maintien de la sécurité sans pour autant décréter obligatoirement l’état d’urgence (articles 18 et 19). Ensuite, quand le président tunisien n’a pas manqué de critiquer fortement dans son discours, les mouvement de revendication sociale qui agitaient le pays, les accusant de « désobéissance civile» ainsi que d’empêcher les forces de l’ordre de se concentrer sur la lutte contre le terrorisme, décréter l’état d’urgence pourrait s’interpréter comme un outil de répression ciblant les grévistes. Ainsi, soupçonne-t-on une instrumentalisation de cette mesure aux fins de couper court devant les protestations populaires, et par là même neutraliser des opposants de l’actuel gouvernement dont les revendications s’alignent avec celles des mouvements sociétaux en ébullition.
Nonobstant les débats vifs relativement au pourquoi de l’état d’urgence, ce dernier a fini par s’imposer dans les faits, ce qui nous propulse volens nolens dans un dilemme d’adéquation entre l’impératif de sécurité et celui de sauvegarde des droits de l’Homme. Quels seraient donc les garde-fous en cas d’abus ?
Le système judiciaire est le premier garde-fou qui se met le plus en évidence. Ayant pour caractéristiques fondamentales l’indépendance et l’impartialité, il devrait garantir le droit à un procès équitable pour les individus lésés dans leurs droits, en cas d’incartades ou excès de zèle de la part des autorités. Ensuite, la pression de la société civile, ainsi que celle de la communauté internationale, n’est pas sans obliger le gouvernement à procéder en conformité avec les normes internationales. Relativement à la première, nous pouvons vanter – non sans raison – l’impact des médias indépendants qui, en épinglant les abus du système, susciteraient l’éveil et la mobilisation des citoyens. Quant à la pression internationale, et en tout respect de la souveraineté tunisienne, cela ne s’entend nullement d’une ingérence illégitime, mais d’un intérêt vital qu’aurait le pays à ne pas miner ses relations de coopération avec certains États, s’il ne procède pas dans le respect des normes.
Somme toute, l’état d’urgence – pourtant utile pour calmer l’angoisse – ne constitue point l’ultime solution pour venir à fin des attentats terroristes.
La lutte contre le terrorisme est une guerre de longue haleine, et on douterait de l’efficacité de l’état d’urgence en l’absence d’une réelle stratégie de lutte contre le terrorisme, laquelle devrait se pencher sur les facteurs politico-économiques sous-jacents à l’extrémisme, plutôt que de se cantonner à une réponse purement sécuritaire. Ainsi, investir dans l’éducation et dans le développement économique, particulièrement l’emploi des jeunes – proies faciles des recruteurs de terrorisme – devraient être placé au centre des préoccupations.