Partie de manifestations exprimant un ras-le-bol de la pauvreté et du chômage, la révolte qui agite aujourd’hui la Tunisie conteste directement le pouvoir en place. Comment ce pays, autrefois présentée comme un « modèle », en est-il arrivé là?
Depuis plus d’un an, le Sud de la Tunisie est agité par de violentes émeutes. Mais le pays s’est véritablement embrasé après que Mohamed Bouazizi, un chômeur de 26 ans, s’immole par le feu devant la préfecture de Sidi Bouzi le 17 décembre 2010. Immédiatement après la tentative de suicide de Bouazizi, des manifestations populaires se déroulent spontanément dans l’ensemble du pays. D’abord actes de solidarité avec Sidi Bouzid, puis contre le chômage et la pauvreté, ces événements, qui ont permis aux langues terrorisées des Tunisiens de se délier, se sont mués en révolte visant directement à la contestation du régime tunisien. Comment expliquer la révolte du peuple dans une Tunisie qui semblait être un « modèle » ?
« 30% des jeunes au moins au chômage »
Le jeune homme, touché par le chômage comme plus de 30% des jeunes, avait décidé de ne pas croiser les bras pour subvenir aux besoins de sa famille : il s’était donc lancé dans le commerce ambulant de fruits et légumes afin de sortir par ses propres mais modestes moyens de la misère qu’il subissait. S’étant vu confisquer sa marchandise, insulté et violenté par des hommes de l’Etat en quête de pots-de-vin en complément du prix d’une licence qu’il ne pouvait pas se payer, Bouazizi s’est immolé par le feu devant la préfecture de Sidi Bouzid après s’être aspergé d’essence. Il faisait ainsi écho à l’appel au secours d’Abdesslem Trimeche, père de famille et vendeur de bricks dans les rues de Monastir, qui s’était immolé en mars 2010 pour des raisons similaires.
En s’immolant, Bouazizi entendait protester contre la confiscation de sa marchandise par la police municipale. Ainsi, malgré la participation de l’extrême gauche tunisienne aux protestations, cette révolte est née sous le sceau de la liberté d’entreprendre, dans une région laminée par le chômage. La liberté d’entreprendre n’était-elle pourtant pas au cœur du « modèle » tunisien ?
Où est passé le « miracle économique » ?
En place depuis 23 ans lorsque Zine El Abidine Ben Ali a pris le pouvoir par un coup d’Etat qualifié de « médical », le régime s’est construit sur la répression systématique exercée par les autorités contre toute personne exprimant une opinion contraire à celle du gouvernement. 164e au classement de la liberté de la presse établi par RSF, la Tunisie est dotée de près de 130 000 agents de police pour une population de 10 millions d’habitants. Cette force de frappe non seulement destinée à étouffer le journalisme indépendant et les partis politiques d’opposition, sert également à museler l’esprit de l’ensemble de la population.
Mais cette absence de liberté politique n’a-t-elle pas été compensée par la liberté économique, fondement de la prospérité économique ? Le rapport Doing Business de la Banque Mondiale sur le climat des affaires ne classe-t-il pas la Tunisie 55ème cette année ? En fait, il faut relativiser ce classement par celui de l’indicateur de liberté économique, qui intègre la dimension état de droit et corruption, ne classant ainsi la Tunisie qu’à la 95ème place. Le gouvernement tunisien, dans son obsession de contrôle, s’est en effet évertué à exercer une maîtrise étroite sur l’économie à travers le système des licences auquel s’est couplée une corruption généralisée des fonctionnaires, conditionnant l’accès à l’emploi et la création d’entreprises. Plus personne ne croit au « miracle économique tunisien », et pour cause : un miracle ne peut survenir dans une économie dirigée de manière autoritaire, pillée par des mafias proches du pouvoir, sclérosée par le clientélisme et la corruption à tous les niveaux. Et même si des efforts de réforme vers plus de transparence ont été menés récemment, le passif est trop lourd. Le gouvernement s’est borné à ravaler la façade de la Maison Tunisie, tandis que ses fondations s’effritaient continuellement. Et il est en train d’en payer le prix…
C’est en effet contre l’ensemble de ces dérives d’un régime vieillissant et miné par les abus que des milliers de tunisiens ont manifesté au cours des trois dernières semaines, exprimant ainsi leur malaise grandissant. D’abord circonscrit aux régions défavorisées du Sud et de l’Ouest du pays, le mouvement s’est progressivement étendu pour toucher enfin les régions côtières et atteindre l’ensemble des grandes villes. Partout, des manifestations spontanées ont lieu, auxquelles s’ajoutent des actes de protestation plus organisés de la part des avocats et des étudiants. Des émeutes populaires tournant à l’affrontement avec les forces de police, aux manifestations pacifiques à l’appel de l’Ordre des Avocats, ces protestations ont été réprimées et ont abouti à de multiples arrestations et des morts, la police ayant parfois tiré sur la foule à balles réelles.
Révolte ou révolution, le point de non-retour est franchi
Malgré la brutalité de la réponse des autorités tunisiennes aux revendications populaires, la dynamique de protestation continue à prendre de l’ampleur et semble s’inscrire dans la durée. Certains opposants comme Moncef Marzouki intiment à Ben Ali de démissionner tandis que d’autres souhaitent le voir organiser sa propre transition alors que le RCD (parti au pouvoir) a récemment appelé le Président à briguer un septième mandat en 2014. Plusieurs voix s’élèvent pour réclamer l’institution d’une Seconde République et parlent de Révolution, mais l’issue de ce mouvement demeure incertaine.
Les télégrammes diplomatiques publiés par WikiLeaks ont révélé que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l’Allemagne faisaient pression depuis plusieurs années sur le gouvernement tunisien pour plus d’ouverture et de liberté politique et civile. Parallèlement, des Etats comme la France et l’Italie apportent un soutien inconditionnel au régime de Ben Ali et veillent à son maintien. Mais pourra-t-il se maintenir malgré la colère des masses ? En tous cas, si le gouvernement ne finit pas par céder, les tunisiens auront tout de même grignoté un peu de liberté en réapprenant à protester et en s’affranchissant de cette terreur qui les ligotait jusqu’à présent. Le cri « Nous n’avons plus peur ! » signale le franchissement d’un point de non-retour. Mais jusqu’où iront-ils ?
Par Mahmoud Saïdi