Le peuple tunisien a élu le 23 octobre dernier, les hommes et les femmes qui vont le représenter à la Constituante, l’assemblée chargée de rédiger une nouvelle constitution. Elle doit mettre un terme à la période transitoire et poser les jalons de la jeune démocratie tunisienne encore balbutiante. Comment va fonctionner la Constituante ? Quelle sera ses premières missions ? Comment seront adoptés les textes et dans quel délai ? A la veille de sa première réunion, le 9 novembre, maître Hédi Bougarras, avocat, fondateur de la Revue « Infos Juridiques »‘ et de l’hebdomadaire « Echos journal », président de l’association de droit économique de Tunisie, nous apporte quelques explications.
Afrik.com : Les députés de la Constituante ont été élus. On connaît désormais la configuration politique de cette Assemblée. La première réunion est annoncée pour le 9 novembre. Quel sera le premier ordre du jour de cette assemblée ?
Hédi Bougarras : Le carnet de route de cette assemblée est clair. La première réunion doit se tenir le 9 novembre aux cours de laquelle les députés vont décider des priorités. Lesquelles sont de deux ordres : la nomination d’un nouveau gouvernement et d’un président de la république, la promulgation des textes urgents, à commencer par celui qui va définir le fonctionnement de la Constituante. Ensuite, ils vont certainement discuter de la méthode de travail à adopter pour rédiger la Constitution. Ils vont promulguer un texte qui va définir le fonctionnement de l’Etat, la marche à suivre de l’Etat. Ce qui va rester en vigueur, l’appareil juridique par exemple, et ce qui doit faire l’objet de nouveaux textes.
Afrik.com : Dans quel délai cela sera fait ?
Hédi Bougarras : Il a déjà été annoncé que la Constitution du gouvernement devrait prendre un mois, ils seront opérationnels d’ici deux mois.
Afrik.com : Combien de temps la Constituante devrait-elle mettre pour rédiger d’une nouvelle constitution ?
Hédi Bougarras : Cela dépendra du consensus et du niveau des débats. S’ils cherchent à discuter chaque article, cela prendra du temps. Mais cela a déjà commencé ces derniers jours. Ennahda s’est prononcée pour un régime parlementaire alors que tous les partis d’opposition souhaitent un régime présidentiel, comme Afek Tounes, le PDP (parti démocratique populaire), avec un président élu par le peuple mais contrôlé par le parlement et la Cour constitutionnelle. S’ils ne sont déjà pas d’accord sur le type de régime à adopter, cela va prendre beaucoup de temps. De plus, déjà avant les élections, Moncef Marzouki avait déclaré qu’il voulait que la Constitution soit adoptée dans un délai de 3 à 5 ans. Maintenant qu’il a été élu, qu’il occupe la deuxième position, il ne va pas lâcher sur ce point. Il faut rappeler qu’avant les élections, la haute autorité pour la protection des objectifs de la révolution, qui réunissait des indépendants et 12 partis, avaient organisé des débats internes pour signer un accord dans lequel tous les partis s’engageaient à ce que la Constitution soit réglée en un an. Il y a eu des débats pendant trois mois. Le texte n’a finalement pas été signé. Ils ont fini par rédiger un texte, sous l’égide de Ben Achour, qui stipulait que les députés de la Constituante avaient pour obligation morale de conclure dans un délai d’un an. Sur les 12 partis, 11 ont signés. Ennahda entre temps avaient quitté la commission. Et le 12e parti, le CPR, s’est prononcé pour un délai pouvant s’étendre de 3 à 5 ans. On ne peut donc pas contraindre la Constituante à ce délai. C’est un feuilleton qui n’est pas prêt de se terminer.
Afrik.com : Et pourtant, aucune élection ne peut être organisée sans cette constitution ?
Hédi Bougarras : On ne le peut pas, aucune élection ne peut être organisée sans cette constitution qui doit justement organiser les élections. C’est elle qui doit choisir le régime et voter les lois qui organisent les élections.
Afrik.com : Malgré son résultat, 40% des sièges, Ennahda ne dispose pas d’une majorité. Même si des alliances sont envisagées, l’opposition restera importante. Avec des partis qui pour certain sont en totale contradiction avec Ennahda. Le consensus est difficilement imaginable. Dans une telle configuration, comment la Constituante va-t-elle fonctionner ?
Hédi Bougarras : Ennahda et le CPR vont probablement s’allier. Avec le CPR, ils ont la majorité. Même si c’est une petite majorité.
Afrik.com : Les lois seront-elles adoptées à la majorité large ?
Hédi Bougarras : On ne le sait pas encore. Les députés doivent précisément voter les textes qui vont en décider. Théoriquement, il faut qu’ils soient ratifiés par les trois quarts de l’assemblée. Ce qui n’est pas évident. L’opposition va les bloquer. Du coup, ils vont sans doute instaurer le vote à la majorité simple, 50+1.
Afrik.com : Si Ennahda veut imposer son choix, à commencer par un régime de type parlementaire, le pourra-t-elle ?
Hédi Bougarras : Si Ennahda veut imposer un régime, elle pourra le faire. Malgré l’opposition. Il restera alors la rue…
Afrik.com : Pourquoi les résultats ont été si longs avant d’être proclamés par l’Isie (l’instance indépendante chargée de l’organisation des élections en Tunisie) ?
Hédi Bougarras : Il y a eu des erreurs de manipulations dans les bureaux de vote, dues à l’Isie. Pour ne citer qu’un exemple : je me souviens parfaitement avoir entendu des représentants de l’Isie expliquer qu’à l’issue du dépouillement, les procès-verbaux devaient être déposés dans les urnes. Or c’est précisément ce qu’il ne fallait pas faire. Les urnes devaient aller dans une direction, les PV dans une autre. Quand on est allé voir les chefs de bureaux pour leur réclamer les PV, ils ne les avaient plus. Il a fallu récupérer les urnes. Pour les ouvrir, il fallait la présence d’un huissier et d’un représentant de chacune des listes en compétition. C’est ce qui a pris du temps et c’est ce qui s’est passé dans plus d’une centaine de bureaux. Mais il n’y a pas eu de fraudes ou de manipulations. Comme le président de l’Isie l’a admis, c’est le manque d’expérience qui est en cause. Il y a aussi des réclamations dans certains bureaux qui ont retardé l’annonce des résultats. Ce qui est étonnant, c’est que finalement les Tunisiens ont élus des personnes qui étaient pour la plupart à l’étranger.
Afrik.com : Effectivement, comment expliquer que les Tunisiens aient voté en majorité pour des partis dans les leaders, les cadres, étaient pour la plupart en exil, à l’étranger (Ghanouchi, Marzouki, Hachmi Hamdi) ?
Hédi Bougarras : Tous les Tunisiens ont plus ou moins soutenu Ennahda, en aidant la voisine dont le mari était en prison, la petite sœur ou une lointaine cousine et ainsi de suite. Cela a été pour ce parti une formidable cellule de recrutement. Idem pour Marzouki, les Tunisiens le connaissaient. Ce sont les premières élections. Les gens y sont allés au sentiment. Ils ont voté pour ceux qui sont allés vers eux, leur ont parlé simplement, face à face, tandis que les autres multipliaient les discours soporifiques à la télévision. Même, le retour d’Ennahda n’a pas été facile, pendant 9 mois ils n’ont pas été servis par les masses médias qui ne les ont pas invités. Ou alors, face à quatre ou cinq anti-Ennahda. Pour d’autres, comme Hachmi, c’est le régionalisme qui a joué. L’islamisme conjugué au nationalisme ainsi que sa chaîne de TV qui a fait un véritable travail de propagande. Pour certaines listes indépendantes, le régionalisme a été important. A Sousse et Monastir, idem à Sidi Bouzid. A l’inverse, dans d’autres régions où l’on s’attendait à ce que ce soit le cas, cela ne l’a pas été, A Gafsa, par exemple on pensait que la gauche et l’extrême gauche passeraient, finalement cela a été Ennahda et Ettakatol. Dans le Sud, l’Aridha et Ennahda. Ennahda est le seul parti réellement organisé. Les autres, comme celui de Hachmi (l’Aridha), sont des coquilles vides. Ils n’ont aucune structure, aucune base. En dehors d’Ettakatol, et des partis perdants comme le PDP.
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