Un thé au Sahara, c’est forcément différent. Dans l’imaginaire collectif cela suppose une longue séance au rituel fascinant et authentique. C’est en vérité un espace de retrouvailles qui allie un ensemble de plaisirs : la vue, l’odorat, l’ouïe, le goût mais aussi et surtout l’esprit…
La cérémonie du thé dans le Sahara algérien est une tradition, un art et une philosophie, étroitement liés aux coutumes d’hospitalité dans la halte du voyageur qu’est l’oasis. A l’instar de la célèbre cérémonie du thé japonais, la sagesse à laquelle fait référence le cérémonial des oasis rattache encore la vie sociale des habitants à une culture ancestrale. « Elle est fondamentalement basée sur la recherche de l’équilibre dans un milieu hostile, la consultation, la contemplation et la bienséance envers les voyageurs. Etancher la soif d’une caravane sillonnant le désert avec cette boisson est le summum de la bienveillance », nous dira un sage d’In Salah.
Le cérémonial du thé conserve son ascendant sur la sensibilité artistique dans les oasis, ce qui est un aspect non négligeable de la question. Le patrimoine oral est, en effet, très riche en poèmes, chants et proverbes pleins de sagesse aussi bien chez les bédouins que chez les sédentaires qui témoignent du plaisir et de la sérénité procurés par une séance de thé. Vient ensuite le cachet folklorique qui s’impose au fil des jours, hormis dans des communautés restreintes, où un protocole crypté donne toute son ampleur à la hiérarchisation des membres.
Le thé, une boisson récente dans les oasis
Le café, boisson traditionnelle du continent noir, fournisseur de plus de la moitié de la demande mondiale, n’est détrôné qu’en 1900 chez les populations des oasis. Cette thèse, qui reste à établir, en surprend plus d’un, puisque les Ouarglis en particulier ne l’ont découverte qu’avec la première édition des » Repères pour l’histoire de Ouargla 1872-1992 » de Denys Pillet. L’ouvrage introduit en marge des grands événements de l’an 1900 le témoignage de V. Largeau, officier et explorateur français ayant participé aux nombreuses expéditions françaises en Afrique dès la fin du XVIIIe siècle. Chargées de dessiner un tracé traversant le désert en direction du Soudan, ces expéditions avaient pour départ Ouargla et passaient par le Tassili et le Hoggar. Leur objectif était de relier les possessions françaises d’Afrique du Nord et d’Afrique noire.
Servir du thé : une histoire, un art
Le déroulement de la cérémonie, la pondération et l’élégance des gestes, les dimensions philosophique et esthétique sont autant de volets intéressants à observer, dans la mesure où ils retracent des aspects historiques et artistiques du rituel d’une boisson princière qui depuis s’est démocratisée. Le thé était d’abord un produit de luxe. Importé de loin, probablement du Kenya, 3e producteur mondial, ses accessoires l’étaient aussi. Ils exprimaient le prestige et l’opulence, particulièrement chez les notables. Plusieurs vieilles familles sollicitées nous parleront de l’inestimable valeur de vaisselle pour thé, héritée des aïeux. Jalousement gardées, ces pièces de musée représentent le récipient à eau communément appelé babord que nous ne verrons point. « Une pièce unique se trouve chez une famille d’In Salah », dira une vieille dame. En cuivre aux trois couleurs, cet ustensile comporte trois paliers : l’un pour les braises, le second pour l’eau et enfin la cheminée, le tout sur quatre pieds.
Apprendre à servir du thé
Un grand plateau en cuivre doré s’y ajoute et, toutes aussi luxueuses, les petites tasses appelées taous en porcelaine de Chine. La théière, el berrad el maghrabi, est quant à elle une merveille marocaine en cuivre blanc qu’une vieille dame n’hésite pas à nous montrer. Les autres ustensiles sont respectivement rbiâat latay, coffrets chinois en fer appelés les quarts ornementés, un grand coffre targui en bois et cuir pour le rangement de la vaisselle et un mendil pour l’essuyage. De nos jours, les penchants sont plus sobres, le fer émaillé ou carrément l’inox ont supplanté cette vaisselle de luxe dont les spécimens ne sont exhibés qu’en de rares occasions.
Jadis, seuls les hommes préparaient le thé pour leur plaisir personnel, celui d’amis ou d’hôtes de marque raconte Hadja Zahra qui ajoute : « Les femmes, quant à elles, ne le prenaient que de temps en temps en guise de petite gâterie lors de grandes occasions familiales ou religieuses, et à l’inverse de l’Orient, le thé vert est plus prisé chez nous. Il est agrémenté de menthe verte, appréciée aussi bien fraîche que séchée. Les autres ingrédients sont le sucre pour adoucir l’amertume naturelle des feuilles de thé, les cacahuètes comme accompagnement et enfin l’encens, el bkhour, traditionnel égaye l’ambiance.
Egayer l’atmosphère
Le but de l’opération étant de tout préparer devant les convives qui se placent tout autour, trois verres sont sereinement bus à petites gorgées. Le cérémonial ainsi décrit se déroule selon des traditions immuables pendant une heure et demie, temps consacré allègrement par les connaisseurs à un moment de plaisir où des anecdotes, de la poésie et des états d’âme sont évoqués en terrain ami.
La préparation du thé diffère à quelques détails près, selon les régions. L’eau est généralement bouillie, elle est froide dans certaines oasis de l’extrême sud-est du pays. Une dose moyenne de feuilles de thé, un mélange savant de chaâra (longues feuilles) et mkâabar (feuilles rondes), une dose de menthe séchée, sont mises dans la théière de gauche. Après le lavage des feuilles, de l’eau bouillie est versée sur le mélange thé-menthe qui sera mis sur les braises pour un bon quart d’heure.
Le thé échoit dans la deuxième théière, celle de droite, emplie de menthe fraîchement cueillie, pour être longuement transvasé de la théière à une grande chope jusqu’à ce que la boisson devienne mousseuse. La mousse est synonyme de chance et de fortune, c’est un beau présage. Selon les goûts, pour des raisons de santé ou par pure fantaisie de groupes aux affinités communes, le premier verre est parfaitement différent. Il peut être totalement exempt de menthe fraîche, il sera donc servi directement de la première théière avec ou sans adduction de sucre.
A la saveur un peu amère, il est appelé lerrass (pour la tête), ou tekyaf pour les fumeurs ou amateurs de narcotiques. Le second verre, lemnaânaâ est sucré et parfumé à la menthe fraîche. Il est également aromatisé à l’essence de menthol ou au clou de girofle épandus sur le pain de sucre, elkaleb (fameuse masse de sucre blanc coulée dans des moules coniques). Quant au troisième, ettali ou lekhfif, il est léger, sucré et fortement aromatisé. Au-delà du rituel, le plus insolite dans les séances de thé demeure l’ambiance spécifique qui, si l’on n’est pas initié aux règles du thé, ne se décèle que par pur hasard. Le préparateur est effectivement le maître de la séance, choisi ou imposé par des membres influents aux affinités communes.
La règle requiert une parfaite obéissance aux exigences de la djemaâ (assemblée). Ainsi, le rituel devient un jeu codifié où la victime doit payer, après un forfait (souvent parler à haute voix, prendre directement un verre sans la permission du maître ou refuser de continuer la séance), le tribut exigé par le groupe pour la prochaine séance de thé (friandises, fruits secs ou viande selon le cas). C’est tout simplement le charme discret et l’humilité humaine d’hommes et de femmes issus d’une zone aride qui se mettent en scène en un moment privilégié.
Houria Alioua