Là où le basculement de la vie devient récurrent, là où l’envergure de la détresse ne semble plus tant questionner, l’inquiétude elle-même devient banalité. Dans le sillage de la lutte contre le terrorisme, tel qu’il a surgi et s’est répandu dans l’univers sahélien africain, un risque pourrait poindre à l’horizon. L’installation dans une dictature des événements, du fait de l’habitude, n’est absolument pas impossible. Le mécanisme psychologique opère comme dans le champ inpromptu de l’afropessimisme qui n’a toujours pas disparu. En effet, la rudesse de l’histoire a secrété toutes sortes d’idéologies de repli susceptibles de favoriser de tels enlisements.
Exprimer ainsi un tel risque n’est en réalité qu’un euphémisme qui tente de repousser un affolement avéré. La toile de l’histoire terroriste dite islamiste est dans la dynamique de la répétition. Ce faisant, à quelques exceptions près, elle n’apparaît que dans la rubrique des faits divers qu’offrent certains espaces médiatiques. Ceci en dit long sur la fatigue/lassitude somme toute compréhensible de ces humains désireux de passer à autre chose. Ou alors, comme une sorte de « déjà-su », c’est avec qu’il faut composer sans véritablement vouloir arracher ce « pas encore » dont nous sommes appelés à être de véritables témoins. Mais comment peut-on vivre comme si chaque jour qui passe ressemble furieusement à un autre ?
S’interroger par rapport à cette malheureuse donne historique – ses mutations éventuelles et ses conséquences immédiates – est absolument nécessaire. Il en va terriblement de la responsabilité humaine de faire éclater les structures du chaos quelles qu’elles soient. L’amplification du questionnement est donc irrévocable. Il faudra percer de toutes ses forces l’abcès ; y compris par la force de l’imagination. En réalité, cette dernière est première. C’est d’abord dans son refus radical et constant que va s’alimenter le désir de repousser la chaos. Le véritable combat commence bien là. Un des théoriciens majeurs de l’Ecole de Francfort, Herbert Marcuse, déployait le concept de « Grand Refus ». C’est bien ici, selon moi, l’idée de vouloir démolir toute indolence inhérente à ce combat non pas pour la survie mais pour la vie. La survie nous limite et nous installe dans une forme policée de fatalisme qui ne dit véritablement pas son nom. Ce « Grand Refus » est appelé à se décliner concrètement. Et c’est là qu’il faut chaque jour creuser pour repousser nerveusement le néant. La mobilisation de toutes les intelligences n’est pas une option. C’est un devoir pour l’Afrique sahélienne et l’Afrique toute entière encore en quête de conscience déterminante pour son futur.
L’esprit critique doit s’établir non pas seulement comme détermination intellectuelle mais en tant qu’ethos c’est-à-dire une manière d’être au monde ; dans ce monde-là en l’occurrence. Or, dans cette lutte contre le terrorisme soi-disant islamiste – sans doute pour semer la confusion- , le cadre spatial n’est pas si restreint qu’on l’imagine. C’est bien une partie importante du continent africain qui en fait les frais à des degrés variables et sous des appellations diverses. Bien entendu, le paradigme offensif demeure le même. Le langage aussi. L’impact général est diversement définissable et, outre la destruction de l’humain c’est-à-dire sa néantisation, c’est son biotope qui en prend toujours un coup. Le spectre va s’élargissant : l’économie générale, la mobilité, le tourisme, la cohabitation ethnique et religieuse même, etc. ploient sous les coups de massue répétés de ce terrible phénomène.
Ainsi, là où l’insignifiance défie l’existence au quotidien et la conduit à pas décidés vers sa néantisation, garder le mutisme de l’indolence ou continuer de penser que ces atrocités restent périphériques, relève de la démission complète. Il s’agit bien d’une démission de la raison et de l’humanité que chaque citoyen-sujet incarne ; indépendamment de l’Etat bien que ce dernier doive être à l’aune du combat. Entre l’indifférence qui traduit cette seconde attitude et la méchanceté humaine, il n’y a qu’un pas. Car oublier ou sous-évaluer littéralement la puissance du néant, sous le fallacieux prétexte que l’existence est de toute façon un fardeau, c’est bien légitimer cette phénoménologie de l’absurdité.
En toute crise, remonter aux facteurs et sources historiques, malgré l’effort fourni, n’est qu’une lapalissade. Dans mon essai « Le phénomène Boko-Haram » et dans bien d’autres ouvrages qui ont relayé et porté cette problématique, une telle préoccupation n’a aucunement manqué. Toutefois, comme dans la fameuse thèse de Karl Marx sur Feuerbach, la philosophie doit dépasser l’horizon de l’interprétation pour celui de la transformation du monde. Faisons amende honorable à l’Afrique. Un philosophe camerounais, Marcien Towa, recommandait d’«entrer en rapport négatif avec le soi» (Cf. « Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle », p. 41). Autrement dit, il faut absolument se remettre en question, révolutionner notre soi ; donc notre imaginaire existant. Une enquête sur les fondements de telles structures n’a de sens que si elle suscite des interrogations davantage plus actuelles.