Dans » Jour de silence à Tanger « , l’écrivain marocain entre dans la peau de son père pour lui offrir un superbe monologue sur la vie, le temps, la vieillesse, qui est aussi une chronique, au quotidien, d’un demi-siècle au Maroc.
Le héros du livre est un homme fatigué, tourmenté par cette savante bronchite qui l’accompagne à chaque pas, qui lui coupe le souffle parfois, qui le ronge, témoignage cruel de cet abandon du corps, moins souple, moins fort qu’hier, se refusant aux ordres que l’esprit lui donne.
Du coup l’esprit, justement, se retrouve seul pour courir, traversant en tous sens l’espace environnant, s’accrochant aux objets, rebondissant contre les souvenirs, glissant contre les images glacées de photographies, s’arrêtant soudain aux rêves et aux désirs enfuis, ouvrant d’anciennes blessures jamais refermées, apercevant soudain, dans la litanie des amis défunts, la mince possibilité d’une rencontre qui ressusciterait un élan disparu.
L’âge de la fatigue
» L’ennui, c’est quand la répétition des choses devient lancinante, c’est lorsque la même image s’appauvrit à force d’être toujours là. L’ennui, c’est cette immobilité des objets qui entourent son lit, des objets aussi vieux que lui ; même usés, ils sont toujours là, à leur place, utiles, silencieux. Le temps passe avec une lenteur qui l’agace. « Est-ce le temps, ou l’impossibilité de le remplir ? Est-ce sa lenteur ? Ou les délais que prennent tous ses désirs pour être satisfaits ?
Le vieil homme, dans le silence de l’ennui, remâche sa vie : les mêmes erreurs, les mêmes reproches, les mêmes blessures. Pas nombreuses, mais fondamentales : son départ de Fès pour Tanger, d’abord. « Il parle d’éloignement et même d’exil… Pour guérir, il suffirait de quitter cette ville. Aller à Fès, descendre à la médina, retrouver la ruelle où il est né, ne plus s’encombrer de nostalgie, compagne des microbes… »
La trahison de son beau-fils, ensuite : » J’étais déjà arrivé à l’âge de la fatigue. J’avais mis tous mes espoirs dans ses mains. Je voulais être secondé, aidé et enfin réussir, car tout ce que j’avais entrepris dans le Nord ou à Fès avait périclité. Le Traitre me quitta et préféra dépenser son intelligence et son énergie chez mes neveux, concurrents et adversaires. « Qu’importe qu’il lui ait lui même fait épouser une de ses nièces ! La trahison du fils de sa femme est plaie la plus vive qui lui ait été infligée. Sans rémission, sans pardon, sans issue, il sait qu’elle est, au secret de lui-même, l’une des causes de la maladie qui le ronge.
Hommage à son père
Et l’effondrement de son univers, qui peu à peu a basculé de l’autre côté, dans le silence, comme le prouve la lecture de ce carnet d’adresses, ou de ce livre de bord, où tous les noms, tous les événements, tous les petits faits de son existence sont consignés, car il garde tout, pour pouvoir retrouver les bribes des moments passés.
L’amour que Tahar Ben Jelloun porte à ce père lointain et solitaire, railleur et cruel en paroles, transparaît tout au long de ces pages où il fait parler le vieil homme, avec une indulgence triste : » Il suffit parfois d’un mot, d’un geste pour le rendre bon, émouvant, heureux. Au fond, sa méchanceté est superficielle ; elle est faite de mots et de calembours, et les mots bien souvent dépassent sa pensée. «
Jusqu’au jour où soudain le ciel bleu remplace la grisaille du brouillard de Tanger, et le vent, jusqu’au jour où soudain cette femme passe, qui l’invite à dévaler avec elle, sur son vélo, les pentes de cette ville, et soudain une prairie, et soudain la lumière… L’image ultime que le vieil homme aura gardé sera celle de ce rêve ensoleillé, et de cette accélération qui ressemble à un envol. Parce qu’il aura gardé vifs, jusqu’au bout, ses élans et ses désirs. Juste, émouvant, réaliste et ironique, » Jour de silence à Tanger » est un magnifique et tendre hommage d’un grand écrivain à son père.
Commander : Tahar Ben Jelloun, Jour de silence à Tanger, Coll. Points
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