Immigration clandestine : sur les traces de la filière malienne


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Début de la piste Tanezrouft au sud de Reggane, Algérie
Début de la piste Tanezrouft au sud de Reggane, Algérie © Albert Backer

L’immensité désertique du Tanezrouft vue par nos partenaires d’El Watan. Cette région désolée entre Algérie et Mali est devenue le passage obligé des filières clandestines d’immigration pour la vieille Europe. El Khali, première agglomération malienne, à 18 km de Bordj Badji Mokhtar, se meut dans la poussière et la méfiance. 17h11, 20° à l’ombre. Reportage.

Le Boeing se pose sur le tarmac de l’aéroport Touat. Dans un bruit assourdissant. Adrar est fouettée par une sorte de brise curieusement glaciale, malgré la température annoncée par l’hôtesse de l’air à la descente de l’avion. Liès, comme un soldat obéissant, est déjà planté au pied de l’appareil. « Les services de sécurité ont arrêté soixante-quinze Africains clandestins », me bombarda-t-il tout de go. Comme s’il était obligé de me priver d’humer l’air saharien. « Nous partons demain matin et de bonne heure. Le guide nous attend à Reggane », enchaîna-t-il. « En d’autre circonstances, j’aurais déposé plainte pour harcèlement », plaisantais-je. Il fallait parcourir 150 km, à partir d’Adrar, pour prendre le véritable départ vers l’inconnu.

Hameau englouti dans les palmeraies

Des ksours défilent tantôt à notre gauche, tantôt à notre droite. Tamentit, ce hameau englouti dans une palmeraie où des artisans façonnaient les dernières bagues en argent et des motifs en argile. Dans des échoppes timidement éclairées par une lueur scintillant de l’extérieur. Une halte s’imposait. Des tombes de trois mètres de long témoignent de la présence d’une civilisation enfouie dans les mémoires volontairement amnésiques. « Un jour, un responsable s’est emparé de tous les manuscrits qui datent des siècles derniers », annonce un guide de fortune. Peut-être que quelque part on ne veut pas dépoussiérer des documents compromettants sur l’histoire d’une région dont on dit qu’elle dort sur des secrets pas toujours bons à dire. Comme si l’histoire universelle n’était enveloppée que de roses et de senteurs…

Zaouiet Sidi Abdelkader, Fenoughil, Baâmor, Djedid, Lahmeur, Tamest, Tiouririne, Chbani, Zaouiet Kounta, Menacir, Takhfif, Bouali, Tidmaïn… Autant de ksours qui vous accompagnent, indifférents, jusqu’à Reggane qui n’arrive pas à se départir de ses références douloureuses : la bombe atomique, oeuvre des généraux Duchalet et Ailleret. C’était le 13 février 1960 à 7h04 mn. Puis, le camp d’internement des islamistes au milieu des années 90. Boudiah y avait laissé ses empreintes. « On ne pouvait rendre meilleur service à cette « diaspora » qui avait pris tout son temps pour se former, pour s’aguerrir dans la guérilla et sa sale besogne dans les maquis », renchérit notre guide qui, subitement, s’emmitoufla dans son accoutrement. Comme pour nous dire que le cours d’histoire était bien terminé.

Discrétion oblige

Liès, silencieux pendant les 150 km du trajet, suffoquait. Lui qui, pourtant, avait fait un tabac avec son enquête sur la Marloboro Connection. Une enquête qui a coûté leur place à plusieurs responsables civils et militaires et qui a fait tombé tout un réseau de trafiquants de l’immense Sud. Nous avons compris pourquoi des gens venus du Nord nous avaient offert des chèches et des lunettes dès notre arrivée chez les Touat. « Vous devez passer inaperçus. Les journalistes d’El Watan ne viennent jamais ici pour des vacances. On le sait ici », nous avait-on dit. Le muezzin appelle à la prière de l’aube. Le convoi de véhicules tout-terrains s’ébranle dare-dare, sans coup de starter. En parallèle. Comme si nous allions amorcer une course. Avec un itinéraire aussi hostile que celui du Paris-Dakar.

« Pourriez-vous mettre un peu de musique ? » me hasardais-je. Le chauffeur, qui n’avait rien à envier à Nickey Lauda, continuait de fixer l’horizon. Sans broncher. M’avait-il écouté ? Par pudeur, je m’abstins de réitérer ma demande. Le camion Mercedes s’acharnait à avaler fougueusement la piste. Une sorte d’accouplement dans le désert que le pilote ne voulait certainement pas interrompre. Et l’orgasme ne pouvait être ressenti que par Aïssa qui, malgré son apparence dure, donnait l’impression de caresser son volant. Un sentiment d’étouffement nous enveloppe. Bizarrement, l’immensité du désert est horripilante.

Au royaume de tous les trafics

J’aurais aimé croiser ces Toyota Station avec leurs occupants armés et leur chargement de Marlboro. Le désert suspect et l’espace infini sont peut-être moins mortifiants que la férocité des trafiquants. « Nous avons fait presque la moitié du chemin ». Une torture supplémentaire. Une chaleur suffocante vous pénètre inexorablement. L’habitacle est une fournaise. L’eau, à laquelle on a pris le soin d’adjoindre une substance dure, ne peut étancher la soif. Elle ne peut pas tuer cette peur qui vous fragilise, qui vous diminue, qui vous fait pleurer intérieurement. Des remords vous abattent sans pitié.

Oser violer le Tanezrouft est un sacrilège. Et dire que mes compatriotes les Africains clandestins traversent le même territoire maudit. En sens inverse. Mais la liberté et l’espoir de sentir la fraîcheur de Melilla (enclave espagnole) n’ont pas de prix. Combien de ressortissants du continent noir y ont laissé leur raison ou carrément leur peau. Notre pilote n’est pas un statisticien. Il excelle dans les plaidoyers, parfois dans les réquisitoires contre les gouvernants. Encore deux cents kilomètres. Encore deux cents idées mornes qui taraudent mon esprit. Ma tension chute dramatiquement. Liès, par son silence et ses réflexions épisodiques et irrationnelles, est devenu complice de l’ogre qu’est ce Sahara imperturbable. Un ennemi potentiel. Ma poitrine resserre de plus en plus mes poumons.

Ibn Batouta avait-il concrètement défloré la virginité ensorcelante, affolante du désert, de l’Inde ? Voyageait-il à dos de chameau ? Avec quelles notions du temps et de l’espace l’être humain peut-il affronter le Tanezrouft ? Avec le peu de raison qui vous reste. Certainement. Quand nous eûmes franchi le seuil de Bordj Badji Mokhtar, je ne pus m’empêcher d’embrasser Liès. Dignement, on se sécha nos larmes pudiques. Dans une atmosphère de déraison, nous avions douté l’un de l’autre. Nos jambes refusaient de répondre. Ce n’était que le début d’une aventure aux perspectives incertaines. Mais on pouvait au moins regarder nos semblables. Se sentir en vie.

Abou Kamara, comprenant nos émotions, nous accorda du temps pour refouler ce trop-plein de lassitude, de craintes. Il nous laissa avaler l’air du Bordj à grands poumons. « Nous partons demain sur El Khalil, la Land Rover est prête », expliqua Kamara. El Khalil, première bourgade malienne, à quelque dix-huit kilomètres. Et là un souvenir douloureux réapparut dans mon esprit. En avril dernier, Liès et une équipe de la télévision avaient été arrêtés par des Azaoued, une patrouille de l’armée d’Omar Konaré. Ils n’ont dû leur vie qu’à un concours de circonstances. Drôle de pèlerinage pour mon fidèle compagnon. « Nous devons éviter les militaires ! », conseilla Abou. De nouveau, la peur nous envahit. Ce n’était plus le désert qui était menaçant, mais les soldats et les trafiquants. La Land Rover avance à une vitesse vertigineuse. Quarante-cinq minutes de route infernales. Quelques palmiers anémiés annoncent la bourgade.

« Vous êtes à El Khalil, mêlez-vous à la cohue, je vous retrouverai dans le café-restaurant qui se trouve à quelque deux cents bornes à droite. Ne soyez pas trop curieux ni indiscrets. Ne montrez pas trop votre argent. Bonne chance ! » Une nuée de consignes inquiétantes. Et si ce guide était de mèche avec les trafiquants ? Et s’il travaillait avec le réseau des clandestins ? Et s’il était un agent de la sécurité malienne ? Autant de questions sans réponse. Nous étions arrivés à destination et nous n’avions aucune raison d’abandonner notre mission. Nous étions peut-être dans la gueule du loup. Et il ne fallait pas nous laisser dévorer.

Paranos s’abstenir

« Café-restaurant », c’est trop dire. Une salle, certainement bâtie, sans l’aval d’un quelconque architecte. Une vingtaine de personnes entassées sur des bancs. Certains sirotant du thé, d’autres carrément affalés sur le sol. Un semblant de rue envoyait des brouhahas jusqu’à l’intérieur. Nous demandâmes un café chacun et nous payâmes 50 DA le semblant de verre. Le sentiment d’être épiés nous habita ; pourtant aucune des personnes (tous des clandestins) dans la bicoque ne semblait prêter vraiment attention à nous. Nous poussâmes un ouf de soulagement lorsque Abou Kamara nous rejoignit, accompagné de Mohamed Keïta, un Malien qui, lui aussi, attendait le départ pour Melilla, via Bordj, Adrar, Oran, Maghnia, ville-transit avant Nador, dernière étape d’un périple jonché de tous les risques. Keïta nous expliqua que les clandestins viennent de tous les pays africains. Nous savions que les candidats aventuriers fuyaient les guerres ethniques, la misère, la famine, les pouvoirs répressifs.

« Nous ne voulons que quitter nos contrées hostiles aux humains. Nous ne cherchons pas à devenir riches. Nous avons laissé nos nombreuses familles dans la désolation. Nous n’avons pas le droit de les laisser crever sous nos yeux. Nous ne voulons pas non plus mourir dans des conditions affreuses. Nous savons ce qui nous attend en cours de route. Mais, nous sommes déjà morts ici, alors mourir physiquement pour une cause ne nous effraie pas plus. C’est la seule chance que nous avons et il faut la tenter ». Un Gabonais, qui s’était familiarisé avec nous, mécanicien de son état, affirme à son tour qu’il « ne chercherait pas à aller plus loin. Je pourrais m’installer à Adrar ou à Timimoun. Je souhaiterais travailler légalement pour sauver ma nombreuse famille. »

Tous les chemins mènent à Rome, encore faut-il choisir le bon

Certains de ces humbles gens transitent par Tassalit, le poste frontalier malien, pour entrer en territoire algérien. D’autres préfèrent les chemins détournés. Ils sont munis de liasses de billets de francs CFA et de beaucoup de courage. Notre guide donne l’impression de s’impatienter. Nos questions étaient trop embarrassantes pour lui. Cela pouvait éveiller des soupçons, nous a-t-il dit. Dramatique destin que celui de ces êtres humains qui n’ont d’autre désire que de partir. Partir loin de la mort. Et ce n’est ni les refoulement en masse de leurs semblables, ni le danger qui les en dissuaderont. « Nous savons que nos compatriotes sont enterrés à Maghnia et que d’autres ont péri dans la mer espagnole. Certains ont réussi. Nous aussi nous réussirons peut-être. Il faut essayer… Une vie qui tient à un fol espoir ».

Qui du rêve ou de l’illusion prendra le dessus sur l’autre ? El Khalil, un no man’s land dans l’Afrique subsaharienne. Une oasis passagère pour des hommes en sursis. L’immigration clandestine pour un continent riche en espèces humaines, en paysages et aux trésors souterrains. Une caravane africaine pour la paix et la solidarité, conduite par des personnalités politiques, est passée par ici. Ou près d’ici. Elle a sillonné des pays du continent. « On veut sensibiliser les jeunes Africains et les intégrer à notre cause », nous avait déclaré à Adrar un de ses responsables. Abou Kamara, Mohamed Keïta et le Gabonais en sont-ils conscients ? Recouvreraient-ils leur paix ? En tout cas, ils sont déterminés à ne pas attendre les recommandations des ONG. Ils partent vers l’inconnu, avec pour seule conviction l’aventure. Et au bout, la réussite. « Si Dieu le veut » souhaite Mohamed.

Subitement, un vent violent secoue le nord malien. El Khalil est enveloppé dans un décor quasiment lugubre. Liès, d’une voix pitoyable, me prie de me lever. Le retour s’imposait. Et le Tanezrouft ne peut être violé qu’une fois…

Par Chahreddine Berriah, pour notre partenaire El Watan

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