Dans la ville d’Oujda, à la frontalière nord-orientale du Maroc et de l’Algérie, la contrebande est érigée en économie de base. Une activité devant laquelle les forces de l’ordre ferment les yeux, plus préoccuppées par la lutte contre le terrorisme. Reportage.
21h15, ce mardi de décembre. Nous partons de Casablanca en train, direction Oujda. Mon contact a accepté de me montrer la route de la contrebande. Amine, pionnier en son temps, connaît toutes les ficelles du métier. Je lui demande de m’expliquer le fonctionnement de ce monde parallèle.
Dans le train Casa-Oujda: cachettes et corruption
Dans ce train, la majorité des personnes voyagent pour des raisons légales. Mais d’autres, que Amine reconnaît à leur attitude, sont des habitués des passages de marchandises en fraude.
Amine connaît tout le monde. Il me présente une contrebandière accompagnée de sa mère, elles discutent amicalement avec les contrôleurs de l’ONCF. Il m’explique que le pot-de-vin donné aux contrôleurs dépend de la marchandise; «Pour du poivre, ça peut être 100 DH mais pour des cartouches de cigarette, ça peut monter jusqu’à 1.500 DH».
Il me montre comment les contrebandiers ouvrent les luminaires du wagon pour y dissimuler des marchandises. Dans les toilettes, ils les cachent dans les faux-plafonds. Dans les compartiments, à l’intérieur, derrière et en dessous des fauteuils. Les cachettes sont connues de tous, le prix du silence des contrôleurs aussi. Nous arrivons enfin à Oujda, il est 8 heures du matin.
Le bal des policiers
Sous ses airs de ville calme et rangée, Oujda est une vraie plaque tournante de la contrebande. Les marchés y pullulent et portent même le nom de l’origine de la marchandise: souk Algeria, souk Sebta, souk Mellila… Les policiers sont omniprésents, rarement seuls. Vers 14 heures, à Bab Sebta, j’assiste à un spectacle pour le moins étonnant. J’observe un policier qui joue au chef d’orchestre. Il vérifie systématiquement les cartons surdimensionnés de produits de contrebande que portent les revendeurs sur leurs épaules. Le policier de la Sûreté nationale leur indique la place sur le trottoir qu’ils doivent occuper. Il règne sur son emplacement tel un caïd à la générosité payante. Ses gestes et son regard inspirent la crainte, les contrebandiers le saluent systématiquement, à pied ou en voiture.
Vers 18 heures, alors que nous revenons de nos achats dans les souks, nous le recroisons à une intersection. Il suit un gendarme et deux policiers de la Sûreté nationale qui font la chasse aux vendeurs ambulants. Mais discrètement, notre policier communique avec ses compères de la contrebande: il les avertit de loin et fait signe qu’ils pourront se réinstaller dès qu’eux-mêmes se seront éloignés. C’est effectivement ce qui se passe.
A Bni Drar, plus communément appelé Koweït city (voir ci-dessous), les policiers dansent la même valse. Des camions de contrebande défilent sans soucis devant le barrage, des R12 chargées grossièrement, mais les regards suffisent. Assise à une terrasse de café, pour observer la nature des flux transitant par cette route de l’Algérie, je suis étonnée d’observer qu’en une heure, seuls un camion et une voiture civile sans cargaison sont soumis à un contrôle de papier (mais pas de marchandise!). «Le problème, c’est pas les gens qu’on connaît et qui vivent ici. Eux ne représentent aucun danger. Ce qui nous inquiète c’est les nouvelles têtes, les voitures suspectes. Ça n’a rien à voir avec la contrebande, mais plutôt avec le terrorisme et le contrôle des frontières», m’explique ce gendarme avec qui je sympathise.
La contrebande est érigée en économie de base
Sur la route du retour de Bni Drar à Oujda, notre taxi est arrêté pour contrôle. Le policier vérifie rapidement le coffre, un homme en costume noir relève minutieusement la plaque d’immatriculation. Nous repartons aussitôt. Je questionne le taximan sur la régularité des contrôles: «En étant taxis, on les voit une dizaine de fois par jour, et, de temps à autre, on leur donne 100 DH et on est tranquille.» A Oujda, les contrebandiers ne sont vraisemblablement pas des mafiosi qui font fortune sur du trafic de drogue, sur fond d’histoires sordides de règlements de comptes, comme on peut l’entendre tous les jours dans le Nord rifain. C’est un trafic de subsistance qui ne rapporte que des revenus vivriers. « Oujda, ce n’est ni Tanger, ni Ketama ».
On ne peut même pas appeler les contrebandiers des trafiquants. Ce sont des gens qui se font entre 200 et 500 DH par jour avec le recel de nourriture, vêtements, produits domestiques bon marché venant d’Algérie», m’explique un habitant d’Oujda. Le chômage est en effet important dans la ville. Les jeunes désoeuvrés errent dans les cafés et les souks. A l’occasion, ils font de «petites affaires» pour combler le vide.
Les rues sont bondées d’hommes, et les femmes sont rares. Les cadres constituent une petite minorité que l’on croise à la sortie des bureaux du centre ville. Oujda est une ville en pleine reconstruction qui croit en un avenir meilleur.
Vers la fin de la contrebande?
«La contrebande avec l’Algérie ne va pas tarder à disparaître naturellement. Ce vivier d’emplois parallèle s’essouffle, les prix s’alignent. Il sera de moins en moins avantageux d’ici peu d’années. Il ne restera que l’Espagne.» Au niveau des frontières, l’habitant me rassure. Il reconnaît que, ces derniers jours, le passage est plus délicat. Mais, selon lui, pas d’inquiétude à avoir, «cette période correspond au changement de gardes-frontières, tous les 3 mois, ils changent le personnel et la direction». Ceci expliquerait les resserrements, juste le temps que la nouvelle équipe prenne ses marques. «C’est normal, c’est la même chose à toutes les frontières», ajoute le vieux baroudeur.
Je suis étonnée de voir un hypermarché Marjane en cours de construction à la sortie de la ville. Comment peut-il sérieusement penser concurrencer des produits de contrebande qui ont pignon sur rue à Oujda? Surtout que la population est largement habituée à ce mode de ravitaillement. Pas comme à Tanger, où le Marjane a été un vecteur de lutte contre la contrebande grâce à la fiabilité et la traçabilité de ses produits. A Oujda, il faudrait d’abord révolutionner les mentalités puis augmenter le pouvoir d’achat des classes moyennes. Pour l’instant, l’environnement de la ville change et les chantiers en cours en annoncent de nouveaux.
Koweït city, Bab Sebta…. Bni Drar, un bourg de moins de 10.000 habitants à une vingtaine de kilomètre d’Oujda, est réputé pour la contrebande venue d’Algérie (viande, carburants, produits alimentaires …). Situé à la frontière algéro-marocaine, ce petit village est aujourd’hui surnommé Koweït city pour la quantité importante de carburant qui s’y commercialise, illégalement, causant la fermeture de la plupart des stations-services des environs. On trouve le litre d’essence à moins de 4 DH et le litre de gasoil à 3 DH. Mais les habitués nous avertissent, souvent le carburant est coupé, pouvant dangereusement endommager le moteur de la voiture. A Oujda, tout est disponible, en gros surtout. C’est là généralement que les commerçants casablancais vont se ravitailler. La cartouche de Malboro est à moitié prix, c’est-à-dire 250 DH. La cigarette Malboro au détail à 1 DH. Les produits de robinetterie de marque espagnole (comme Roca aussi fabriqué à Settat) sont également bradés, comme les produits électroniques rapportés de Sebta. |
Jihad Rizk, pour L’Economiste