Dans le nord de la Guinée Bissau, un autocar tout délabré transportant 17 enfants stationne, dans l’obscurité, sur le bas de côté d’une route paisible. Son chauffeur attend de l’autocar en tête de convoi le signal pour traverser illégalement la frontière avec le Sénégal.
Pendant près de 24 heures, ces enfants sont restés sans boire ni manger, alors que le chauffeur attendait, des heures durant, le signal de départ ; mais ce signal n’est jamais venu.
A minuit, le premier autocar du convoi a été intercepté par les forces de police avant qu’il n’atteigne la frontière. Le jour suivant, le deuxième autocar a été arrêté. Quant au troisième et dernier véhicule, il n’a jamais été retrouvé. Les trois autocars convoyaient des enfants de Guinée Bissau vers des plantations de coton du sud du Sénégal où ils étaient censés travailler.
Ce convoi, qui participait à une des trois présumées opérations de trafic de mineurs – impliquant 140 enfants originaires de toutes les régions du pays – a été arrêté le mois dernier par la police bissau-guinéenne. Sept individus – dont un Sénégalais et six Bissau-guinéens – sont actuellement aux mains de la police de Bafatà, une localité du centre-nord de la Guinée Bissau.
Le trafic d’enfants est une pratique courante entre la Guinée Bissau et le Sénégal où – comme dans le reste de l’Afrique de l’Ouest – les frontières sont poreuses. Mais de plus en plus, la police et les autorités locales tentent de réprimer le trafic de mineurs utilisés pour travailler dans les champs de coton de la région agricole du sud du Sénégal ou dans les rues animées de Dakar, la capitale.
« C’est une chose que je fais souvent »
Incarcéré dans un centre de détention de Bafatà – où il n’existe pas de réelle prison – Aliu Mballo est assis à même l’herbe, tout souriant. Il fait partie du groupe d’individus arrêtés dans le cadre du démantèlement de la récente opération de trafic d’enfants, et ne considère pas son acte comme un délit.
« C’est une chose que je fais souvent », a confié à IRIN le jeune recruteur d’une trentaine d’années. Pour lui, le séjour au Sénégal des enfants – âgés entre quatre et 19 ans – leur permet de gagner de l’argent en faisant un travail qu’ils auraient habituellement fait sans être payé. « Les plus jeunes sont affectés aux corvées d’eau et de bois, tandis que les plus âgés travaillent dans les champs. C’est exactement ce qu’ils font chez eux ».
Mais la majorité des enfants de Guinée Bissau ainsi amenés au Sénégal finissent comme talibés – des enfants contraints à la mendicité dans les rues et qui reçoivent en retour un enseignement religieux dispensé par des chefs religieux ou marabouts.
Mendicité et bastonnade
Jorge Menendez* avait probablement une dizaine d’années lorsqu’un marabout, qui connaissait son père, est venu chez eux, à Bafatà, pour l’emmener avec lui. Jorge ne se souvient pas de son âge ou plus exactement du temps passé loin de sa famille ; au moins deux ou trois ans, selon lui. (Les associations travaillant avec les enfants victimes du trafic de mineurs déterminent le temps passé hors de Guinée Bissau en fonction de la maîtrise que ces enfants ont du Wolof, la langue la plus répandue au Sénégal.)
Le marabout avait promis au père de Jorge d’enseigner le Coran à son fils, et le jeune garçon n’avait pas eu son mot à dire. De Bafatà, il a été transporté à Gabù, dans l’extrême est du pays où il a travaillé pendant quelques temps dans une plantation de coton avant de passer la frontière pour entrer au Sénégal. Il a ensuite été confié à un autre marabout de Ziguinchor, la capitale du sud du Sénégal, qui lui a enseigné le Coran.
Quelques temps plus tard, le premier marabout est revenu le chercher pour le conduire dans son daara – ou école coranique – (souvent le domicile du marabout à Dakar.
« J’ai passé tout mon temps à mendier », a expliqué en Wolof Jorge, à IRIN. « Chaque jour, je devais rapporter 350 francs CFA (0,79 centimes de dollar) au marabout ; sinon, j’étais battu. C’est mon pire souvenir ».
Une centaine de milliers d’enfants mendiants
En 2004, le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) estimait à quelque 100 000 le nombre d’enfants mendiants au Sénégal (près d’un pour cent de la population), dont la majorité était des talibés. Selon Jean Dricot, représentant de l’UNICEF en Guinée Bissau, la plupart de ces enfants mendiants sont originaires de Guinée Bissau.
« Ils ne vont pas à l’école et n’ont pas accès aux soins de santé. Ils dorment à 40 ou 50 dans une chambre, passent toute leur journée à mendier dans les rues et reçoivent de l’argent qu’ils doivent reverser le soir à leur marabout », a expliqué M. Dricot.
Aujourd’hui, Jorge est de retour dans son pays, grâce à l’action de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et de Ginddi, un centre d’accueil public sénégalais, deux institutions parmi les nombreuses autres œuvrant pour le rapatriement des enfants en Guinée Bissau.
Réprimer le trafic
Grâce aux actions de plus en plus importantes des organisations locales et internationales, certains enfants ont pu échapper à cette expérience. Les forces de police affirment être plus vigilantes depuis que la police, les autorités régionales et les responsables locaux ont appris au cours d’ateliers organisés par l’OIM, l’UNICEF et des ONG locales, que les déplacements illicites d’enfants mineurs à l’étranger constituaient un délit. Ce message est passé jusqu’au niveau des villages et les récentes arrestations ont été rendues possibles grâce aux informations transmises à la police par un villageois.
« Nous voulons combattre ce trafic. Nous voulons que nos enfants restent dans notre pays », a dit Ousmane Baldé, agent au service de la protection civile de la section Femmes et enfants de la police régionale de Bafatà. Cette année, la police a intercepté 301 enfants originaires des régions de Bafatà et de Gabù qui se rendaient au Sénégal.
Et le combat a aussi lieu sur d’autres fronts. L’association SOS-enfants talibés tente de combattre une croyance populaire selon laquelle la mendicité forge le caractère d’un garçon en lui enseignant l’humilité ou que faire l’aumône est une obligation pour tout musulman.
« Notre arme [pour convaincre la population] est le Coran. Exploiter les enfants ou les envoyer uniquement dans des écoles coraniques ne sont pas des obligations de l’Islam », a expliqué le coordinateur Malam Bau Ciro dont le père était un maître coranique. M. Ciro a traduit le Coran en portugais, la langue officielle de la Guinée Bissau, afin d’étayer ses affirmations.
Avec l’aide de l’ONG Plan International, l’association SOS-enfants talibés dirige une école où on dispense des cours en arabe et en portugais, le Coran, et d’autres matières classiques comme les mathématiques. Plan International a également construit cinq écoles sur le même modèle et apporte son soutien à 35 autres établissements dans lesquels des maîtres coraniques sont appuyés par des enseignants qui enseignent d’autres matières.
Malgré ces efforts, le trafic d’enfants de Guinée-Bissau continue et serait même en hausse, à en croire certaines associations locales. Dans un rapport publié en 2003, l’UNICEF estimait que chaque année près de 400 000 enfants africains étaient victimes de trafic et étaient employés pour des tâches domestiques, la prostitution, le travail dans les magasins et les champs, ou comme éboueurs ou vendeurs ambulants.
* Le vrai nom de Jorge n’a pas été révélé pour protéger son identité.