Le talent artistique et littéraire se développe et s’épanouit quand il se retrouve dans un milieu éducatif et socio-urbain qui le comprend, l’encourage, le motive. Une personnalité hors du commun a orienté de manière décisive mon parcours, Jean-Pierre Koffel. Il était mon professeur de lettres au lycée Moulay Abdallah à Casablanca, un lycée d’excellence, conçu pour former des élites. Jean-Pierre Koffel a formé et guidé plusieurs générations de romanciers, d’essayistes, d’artistes, de cinéastes, de sociologues, de philosophes, un Pygmalion qui savait reconnaître les potentialités singulière, détecter les talents en herbe, impulser le désir créatif. Il savait transmettre la grande littérature, classique et contemporaine.
Il avait le goût les subtilités stylistiques et des complexités syntaxiques. Il a décelé mes prédispositions pour l’écriture et la peinture. Il suivait mes compositions. Il me fournissait la documentation nécessaire. Il adaptait toujours ses conseils à mon attente. J’ai appris avec lui qu’une œuvre se construit par étapes successives. La régularité, la patience, la persévérance sont les moteurs essentiels. Un projet ne vaut la peine que s’il est mené jusqu’à son terme. Les chemins de traverse fécondent la création dès lors qu’on ne perd pas l’objectif de départ.
La pensée de Jean-Pierre Koffel travaille sans cesse la mémoire, le souvenir de chaque personne rencontrée, de chaque événement vécu, de chaque livre lu, relu, décortiqué dans tous ses replis. A chaque détour de phrase, surgit une réminiscence. Jean-Pierre Koffel, franco-marocain, agrégé de lettres classiques, licencié de grec, de latin et d’arabe classique, né à Casablanca en 1932, mort en 2010. Il est inhumé, selon ses volontés, dans le cimetière chrétien de Kénitra. Il parle couramment la darija, l’amazigh. Professeur de lettres, pédagogue. Il publie constamment des chroniques dans les journaux marocains.
Il dirige la collection Côté Maroc aux éditions Marsam. Il s’implique dans les luttes intellectuelles et sociales. Sa marocanité coule comme une sève dans ses livres. Il laisse une œuvre littéraire conséquente. Nous l’appellerons Mehdi (Le Fennec, 1994), Des pruneaux dans le tagine (Le Fennec, 1995), Pas de visa pur le paradis d’Allah (Le Fennec, 1997), L’Inspecteur Kamal fait chou blanc (1998), La Cavale assassinée (Traces du présent, 1998), Rapt à Ineziane (Le Fennec, 2000), C’est ça ce que Dieu nous a donné (Marsam, 2003), Dalal mon amour (Marsam 2007). Il dit et répète : « Je mourrai une plume à la main ». D’un mot, il tisse un poème. Une œuvre poétique, théâtrale, mémoriale inédite en grande partie.
Dans Rapt à Ineziane, Jean-Pierre Koffel récapitule ses réminiscences. L’écriture se fait chapelet. La sensibilité poétique s’exprime dans une bouche féminine. « Elle cite Jean de la Fontaine, Jean-Baptiste Poquelin, le divin Jean Racine, Alfred de Musset, George Sand, Victor Hugo. Et surtout celle qui l’obsède et qu’elle semble avoir lue dans son entier, Marceline Desbords Valmor. Elle est la littérature ». Qui peut mieux parler de Jean-Pierre Koffel que lui-même. « Serpolet. Un mot qui me plaît. Ils sont nombreux les mots qui me plaisent, dont je ne connais pas le sens. Je découvre tardivement que Serpolet désigne une variété de thym. J’aime aussi le mot Thym, surtout de la façon atypique dont il s’écrit, pour des raisons purement étymologiques. Je sais un peu mieux ce qu’est le thym, zaatar en arabe, azoukenneÿ en berbère. Je devrais m’en servir pour soigner mes bronches, en infusions, en inhalations. Le miel au thym est l’un des plus fameux en pays berbère. Le mot Serpolet est entré dans ma vie par la porte magique de la poésie, à Marrakech, vers 1946. Je devais être en classe de quatrième au lycée Mangin, actuellement lycée Ibn Abbad. Le seul cours qui ne m’ennuyait pas était le cours de français. Je lisais beaucoup. Je fréquentais la bibliothèque du Harti. Je n’étais bon ni en orthographe, ni en grammaire, ni en latin, ni en grec, ni en explication de textes.
J’étais médiocre en histoire, en géographie, en dessin, en solfège. J’étais bon en sciences naturelles quand le professeur était bon. J’étais mauvais en arabe à cause d’un professeur réactionnaire, un ancien officier des Affaire indigènes. En conclusion, je n’étais bon qu’en rédaction. J’écrivais. Le quotidien casablancais La Vigie Marocaine, appartenant avec Le Petit Marocain au groupe Pierre Mas, magnat de la presse coloniale, avait une rubrique intitulée Le Coin des Poètes, la seule qui m’intéressait. J’envoyai un jour mes productions, recopiées aussi proprement que possible avec ma plume Sergent Major. Des courriers sans mon nom, sans mon adresse, juste le pseudonyme Lierre, des bouteilles à la mer. J’aime beaucoup le lierre, le lierre grimpant. Dès que je le peux, je colle du lierre sur tous les murs qui me passent sous la main. Mon Lierre mal écrit s’est métamorphosé en Lièvre à la publication. Mes poèmes signés Lièvre, publiés par le docte journal, se succédèrent. J’étais devenu une vedette sans visage.
Mes camarades de classe, qui lisaient mes écrits, ne savaient pas j’étais Lièvre. Voilà donc comment je suis devenu poète. Je n’avais pas d’autre choix. J’ai renié les premiers poèmes naïfs, qui m’avaient valu le Prix du Maroc. Le deuxième nommé était une certain Driss Chraïbi. J’ai du apprendre la versification, les coupes, les césures, les rimes, les rythmes, les sonorités, les antithèses, les allitérations, les élisions, les dentales, les labiales, les sifflantes…, toutes choses qui ne sont plus enseignées » (Jean-Pierre Koffel, Au jour le jour, souvenirs, 2008).
Je me souviens de la série des cours que Jean-Pierre Koffel nous a donné sur Le Chapelet d’ambre d’Ahmed Sefrioui, recueil de nouvelles, quatorze récits formant les grains du chapelet. La réalité diffractée dans un jeu de miroirs. Fès, ville labyrinthique par excellence. Les riches côtoient les mendiants. Les savants fréquentent les conteurs populaires, les diseurs de bonne aventure, les sorciers, les charlatans. Ahmed Sefrioui, premier écrivain francophone, devenu classique de son vivant.
La langue française n’est pas la propriété privée de la France. Elle appartient, comme toutes les langues, à l’humanité entière. Elle se nourrit des apports régénérateurs, endogènes et exogènes. Le colonialisme prétendument civilisateur est renvoyé à ses contradictions internes. Chaque passage, chaque phrase du Chapelet d’ambre se contextualise, se théorise, s’analyse en profondeur. L’histoire urbaine, spirituelle, artisanale, usuelle, rituelle se recompose. Le livre étincelle de mille feux. Le merveilleux s’offre par enchantement. « Qui ne peut servir la société ne peut que lui nuire. Pourquoi forcer le poète à épouser un monde qui le rejette ? Vous parlez de liberté. Donne-moi la liberté de rêver, de chanter, de fixer mes règles, de réaliser ma joie. L’univers des mots m’appartient. Les mots sont mes matières vivantes, mes entités essentielles. Il me faut des mots gonflés de soleil et de couleurs. Le pouvoir me marque au fer. Il m’ordonne d’obéir. Je donne ma sueur pour avoir un peu de pain. Je m’aplatis devant ses dignitaires pour avoir la paix. Tous les jours, je tue un peu de moi-même pour répondre à l’exécrable devoir » (Ahmed Sefrioui, Le Chapelet d’ambre, éditions Julliard, 1949).
Un jour, Jean-Pierre Koffel commente une de mes rédactions. Il y consacre tout le cours, étayant sa démonstration de citations. Il dit : « Ce que tu évoques est une souvenance. Le souvenir n’est la souvenance. Le souvenir est remembrance, un objet inerte de la mémoire, une marque, une trace, une écriture en quelque sorte. C’est la souvenance qui ravive l’émotion ». Il cite le dictionnaire des synonymes de l’Abbé Roubaud de 1796 : « La souvenance n’est pas un simple souvenir momentané, accidentel, fugitif. La souvenance est un souvenir durable, constant, fidèle, toujours plus ou moins présent ». Je consigne la référence dans mon cahier. Je l’apprends par cœur. La souvenance est une connaissance fertilisable dans l’expérience. La souvenance s’impose à nous comme une ardeur revivifiante. Elle défie la tendance à l’oubli. « Rien n’imprime si vivement quelque chose à notre souvenance que le désir de l’oublier » (Michel de Montaigne).