De nouveaux affrontements ont opposé, mardi et mercredi, en Somalie, les troupes éthiopiennes et les tribunaux islamiques. L’Ethiopie a repris la ville de Jowhar et se dirige maintenant vers Mogadiscio, bastion des dissidents. Une semaine après le début des heurts, Roland Marchal, spécialiste de la Corne de l’Afrique, fait le point sur la situation.
L’offensive éthiopienne en Somalie se poursuit. De violents heurts ont à nouveau opposé, mardi et mercredi, les soldats éthiopiens et le gouvernement fédéral de transition aux miliciens des tribunaux islamiques. L’Ethiopie annonce avoir pris la ville stratégique de Jowhar et se dirige maintenant vers Mogadiscio. Pendant ce temps, à Addis-Abeba (Ethiopie), l’Union Africaine, la Ligue arabe et l’Autorité Intergouvernementale pour le Développement – qui regroupe sept pays d’Afrique de l’Est – ont demandé le départ de toutes les forces étrangères. Le Conseil de sécurité des Nations Unies, mardi, lors d’une rencontre n’est pas parvenu à s’accorder sur le départ de toutes les troupes étrangères de Somalie. Roland Marchal est chargé de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri) de Paris. Une semaine après le début des combats, le spécialiste de la Corne de l’Afrique fait le point sur la situation et explique ce qui pourrait arriver dans les mois à venir.
Afrik.com : Pourquoi l’Ethiopie participe-t-elle au conflit somalien ?
Roland Marchal : L’Ethiopie poursuit plusieurs buts. Elle est toujours en guerre froide avec l’Erythrée et s’inquiète de sa capacité de nuisance au niveau régional. Or, depuis juin, les tribunaux islamiques entretiennent sur son flanc Sud des relations très cordiales avec l’Erythrée. Sur le plan politique intérieur, le régime éthiopien après avoir embastillé la majeure partie de son opposition parlementaire en novembre 2005 craint que des mouvements de guérilla trouvent un sanctuaire en Somalie, d’où ils pourraient mener des actions contre lui. L’Ethiopie pense que par ailleurs c’est à elle de remettre sur pied la Somalie. Elle contrôle le gouvernement fédéral transitoire et estime qu’aucun autre acteur autonome ne peut exister. Donc les tribunaux islamistes ne sont pas les bienvenus. Il y a aussi une dimension islamique, mais elle n’est pas aussi fondamentale qu’on le croit en Occident. Il existe une inquiétude sur une évolution plus radicale, plus islamique, mais pas forcément djihadiste, de la Somalie qui rendrait plus difficile le contrôle d’Addis-Abeba sur la Somalie et à terme sur les populations musulmanes éthiopiennes.
Afrik.com : L’Ethiopie affirme que les morts islamistes des derniers jours étaient pour « la majorité » étrangers. Qu’en pensez-vous ?
Roland Marchal : L’Ethiopie affirmait aussi ne pas avoir de troupes en Somalie… La présence étrangère est totalement marginale dans les rangs des Tribunaux qui sont par ailleurs très populaires auprès de la diaspora. S’il y a des étrangers parmi les victimes du conflit, c’est peut-être parce que beaucoup de gens dans le pays ont un passeport qui ne correspond pas à leur nationalité.
Afrik.com : Comment expliquez-vous le soutien de l’Erythrée aux tribunaux islamiques ?
Roland Marchal : Sa situation est assez paradoxale. Elle a perdu militairement la guerre qui l’a opposée à l’Ethiopie de 1998 à 2000. En revanche, elle l’a gagnée symboliquement parce que la Cour internationale de justice lui accorde le village de Badmé, au cœur du conflit avec l’Ethiopie. Depuis, elle fait feu de tout bois pour que la communauté internationale fasse respecter cette décision comme elle s’y était engagée en décembre 2000 lors de la signature de l’accord d’Alger entre les deux pays. Si l’Erythrée intervient en Somalie, c’est pour montrer le comportement « impérialiste » éthiopien et inciter la communauté internationale à la sanctionner.
Afrik.com : Peut-on craindre une contagion guerrière à toute la Corne de l’Afrique ?
Roland Marchal : Tout dépend de ce qui se passera au niveau politique. S’il y a une domination sans partage de l’Ethiopie à l’analogue de la situation militaire actuelle, on pourra s’attendre dans la Corne de l’Afrique à des attentats contre des intérêts éthiopiens ou des responsables internationaux, qui seront accusés de soutien passif à cause de leur silence. Le climat sera extrêmement délétère. Comme cela s’est produit en Irak, on assistera à une mobilisation au-delà des islamistes, qui sont minoritaires en Ethiopie et au Kenya. Notons que le Kenya ne partage pas, par ailleurs, la vision belliciste de l’Ethiopie, qui a violé la résolution 1725 des Nations Unies qui interdit à tout pays voisin de la Somalie d’y intervenir militairement.
Afrik.com : Comment expliquez-vous que les Nations Unies ne parviennent pas à s’entendre sur le retrait des troupes étrangères de la Somalie ?
Roland Marchal : La France s’est prononcée en faveur d’un retrait des troupes étrangères et on peut s’en féliciter. L’ambassadeur de la France à New York a bien précisé que « toutes » les troupes étrangères devaient partir. L’administration américaine est divisée sur la dangerosité de ce qui se passe en Somalie. Sa position est plutôt de gagner du temps, de laisser la guerre durer pour que les tribunaux islamiques, qu’ils réprouvent, soient durablement affaiblis, sinon détruits. Ensuite, ils se donneront le droit de dire qu’il faut arrêter la boucherie, un discours qu’on a si souvent entendu…
Afrik.com : Quelle solution permettrait de sortir du conflit ?
Roland Marchal : La seule vraie solution était valable il y a huit jours, avant les violents combats. Il aurait fallu un dialogue, qui aurait sans doute été difficile, entre les deux parties et qui aurait aussi impliqué les groupes de pression, le monde des affaires, la communauté internationale, la société civile… Cela n’aurait pas été une solution définitive, mais elle aurait fait reculer la situation de guerre.
Afrik.com : Un accord entre le gouvernement fédéral transitoire et les tribunaux islamiques est donc la seule solution ?
Roland Marchal : Les Européens ont peut-être trop tardivement, mais en tout cas sincèrement, voulu que le gouvernement fédéral transitoire discute avec les tribunaux islamiques pour que ces derniers soient partie prenante de la tentative de reconstruction de l’Etat en Somalie que représentait idéalement le gouvernement transitoire. Cela impliquait au moins un accord de partage de pouvoir qui aurait mis hors jeu l’actuel Premier ministre, qui n’a cessé depuis juin de mettre de l’huile sur le feu et d’appeler à une intervention éthiopienne. Par ailleurs, dès la première rencontre à Khartoum en juin entre gouvernement et tribunaux, un cessez-le-feu était conclu. Mais pour le mettre en œuvre, il faut une commission conjointe de vérification ou un médiateur extérieur chargé de recenser les incidents et d’établir les responsabilités. Cela n’a pas été fait pendant de très longs mois au point que (le commissaire du Développement et Aide Humanitaire de l’Union Européenne, ndlr) Louis Michel l’a récemment proposé le 20 décembre. C’est le gouvernement fédéral de transition qui a alors refusé, pas les Tribunaux.
Afrik.com : Que réserve l’avenir si la situation ne s’arrange pas ?
Roland Marchal : Aujourd’hui, nous sommes dans le temps court de la bataille et l’Ethiopie gagnera parce qu’elle est bien mieux armée que les tribunaux islamiques. Mais la véritable question est de durer, de contrôler un territoire et d’y reconstruire un ordre politique. Le gouvernement fédéral transitoire n’a ni capacité militaire, ni capacité politique et ses opposants vont jouer la carte du nationalisme et de l’islam, comme ils l’ont jouée ces derniers jours. On risque d’assister à une multiplication d’incidents en milieu urbain parce qu’il sera difficile pour les Ethiopiens d’utiliser des tanks sans provoquer un carnage et être montrés du doigt par la communauté internationale et les associations des droits de l’homme.
Afrik.com : Quelles seraient les conséquences d’une guerre ouverte ?
Roland Marchal : Au niveau humanitaire, le Programme alimentaire mondial suspend ses opérations, mais on peut gérer l’urgence. Le vrai problème se situe au niveau politique, avec le risque que l’Ethiopie s’affirme un acteur politique majeur en Somalie, à cause du vide politique. En effet, le gouvernement fédéral de transition n’a rien à proposer. Son pouvoir et sa légitimité sont très faibles. Quant aux chefs de faction militaires, chassés par les tribunaux islamiques, vont-ils rester des clients de l’Ethiopie ? Quelle sera leur position par rapport au gouvernement ? Les réponses ne sont pas claires, pas plus que ce que va faire la population : en 1993 lors de l’intervention internationale, pendant une période assez longue, elle a semblé accepter la situation avant de basculer dans l’opposition armée.