Fédérer dans une même soirée la frange homosexuelle de trois communautés… C’est le pari que relève l’association de beurs gays Kelma qui a entamé le week-end dernier la 10ème année du concept « soirée Black Blanc Beur (BBB) » dans une boîte de nuit parisienne.
Le rendez-vous est fixé à 21h30 aux Folies Pigalle, la discothèque qui héberge chaque dimanche la fête BBB. Sur la place de Pigalle, des groupes d’hommes convergent vers les néons fluorescents de l’entrée. C’est la soirée homo ethnique de Paris. Les gays d’origine africaine s’y retrouvent allègrement, libérés de tout carcan communautaire. Devant le vestiaire, c’est le rush. Les habitués se font la bise, certains profitent de la glace pour se refaire une beauté pendant que d’autres tapent la discut. Ali, vingt-quatre ans, Tee-shirt Puma, jean délavé et baskets, style jeune branché, « débarque tous les dimanches pour faire la fête sur la musique que j’aime, m’amuser sans me prendre la tête». Chaque semaine, ils sont prêts de six cents à venir se déhancher sur du R’n B teinté de rap mixé avec du zouk et du raï. Sur la piste, les clubbers – à majorité Black et Beurs- s’amourachent tous azimuts, sans complexes.
De la parole aux actes
«La grande majorité vient de Paris et sa banlieue, mais il y a aussi beaucoup de provinciaux. Là bas, il est encore inconcevable de programmer ce type de soirée» précise David Kopp, le directeur artistique. Avant-gardiste, le concept ethnique de BBB fait figure d’exception dans le milieu de la nuit hexagonal. A l’antipode de la discrimination arbitraire pratiquée par la grande majorité des boîtes parisiennes, homos et hétéros confondues, la mixité éthnicosociale est à l’honneur. Ici, les renois et rebeus ne se font pas recaler à l’entrée. Au contraire, ils occupent le devant de la scène et monopolisent les podiums. « L’association Kelma (parole en arabe, ndlr) est née du constat qu’il n’y a pas de lieux pour les beurs gays explique Fouad Zeraoui, son président. Je ne pouvais pas rentrer là où je voulais ; il y a un racisme très fort, même au sein de la communauté homosexuelle. Il fallait donc un endroit pour se rencontrer, pour rompre l’isolement». C’est désormais chose faite.
Havre de paix dans un univers hostile ?
Plus qu’une banale boîte de nuit de la capitale, BBB institue un cadre, des repères, un lieu de fête et de détente mais aussi un refuge.« Je peux me lâcher, être moi-même. Pas besoin de jouer un rôle, on est entre nous» soupire Ladji, âgé de dix-neuf ans, venu de Saint-Denis avec son copain d’origine sénégalaise. Débardeur XXL, short baggy, casquette vissée sur la tête, il avoue non sans gêne que «ce n’est pas trop le style du délire homo, mais ça n’empêche pas». « Je n’ai pas trop la gueule de l’emploi » s’esclaffe-t-il. Entretenir plusieurs facettes pour éviter les avanies, mener une double vie : faux dur le jour, homo la nuit; tel est le quotidien de beaucoup de gays d’origine africaine présents ce soir. Ca flirte parfois avec la schizophrénie. «A la cité, si mes potes et mes parents apprennent que je suis gay, je déménage direct. C’est la honte à vie». Du coup, BBB s’est naturellement imposée comme la bouffée d’oxygène de la semaine. Assumée mais pas revendiquée, l’homosexualité de ces jeunes a ainsi trouvé un lieu d’expression, à l’abri des préjugés et des regards obliques des leurs.
Gay et africain, un double combat
L’arc en ciel gay n’illumine pas toute la communauté de manière uniforme. Beau fixe sur le Marais, ombragé voire orageux ailleurs. «En Afrique ? C’est dangereux, jamais je ne pourrais dévoiler mon homosexualité. C’est tabou alors qu’ici, je me lâche» confie un ghanéen installé depuis deux ans en France. Au bled plus qu’à Paris, les gays d’origine africaine sont contraints de se cacher, de se déguiser pour échapper à la persécution morale ou/et physique qui prévaut au sein de la famille, des amis, de la communauté traditionnelle. Des brimades quelquefois cautionnées par les gouvernements. Ils se retrouvent confrontés à un double combat : être à la fois homo – « une tare de la société blanche », selon les propos prononcés en 2000 par le président du Zimbabwe Robert Mugabe – et africain. « On imagine assez mal un gay africain et musulman présenter son nouvel ami à son père en gandoura à l’heure de la rupture du Ramadan en famille» rappelle Fouad Zeraoui. Beaucoup multiplient donc les mensonges en série, au risque de s’enferrer, plutôt que de dévoiler ce qui serait perçue comme une félonie.
La soirée bat son plein dans une ambiance de fête. Cela fait dix ans que ça dure, et ça ne désemplit pas. Kelma tente de cornaquer la communauté. Le secteur gay ethnique est en plein essor, des soirées à thèmes « exotiques » s’organisent de plus en plus au sein de la communauté homosexuelle de Paris, une littérature émerge à travers des magazines, tels que Baby Boy de l’association Kelma et Citébeur. Un mouvement émerge, à cheval entre culture urbaine, milieu homosexuel et tradition africaine.