Ce dimanche, l’ultimatum donné par la CEDEAO à la junte nigérienne arrive à expiration. Les chefs militaires des pays membres de l’Organisation régionale sont prêts pour une intervention. Mais au sein des populations, une telle intervention passe mal. Afrik.com a recueilli l’avis de quelques citoyens béninois qui semblent unanimes.
Un coup d’État est par principe un acte condamnable. En témoignent les propos de Clément Litchégbé, historien et chercheur dans un institut de recherche : « Je ne maîtrise pas les raisons profondes qui motivent le coup d’État perpétré au Niger. Le chef des putschistes a évoqué une dégradation continue de la situation sécuritaire dans le pays, dont les autorités ne se préoccupent pas du tout. Pour que les choses rentrent dans l’ordre, faut-il nécessairement que les militaires prennent le pouvoir ? Je n’en suis pas sûr. Pour moi, quelles qu’en soient les raisons, un coup d’État n’est pas le moyen idéal pour régler des problèmes. Heureusement qu’il n’y a pas eu de décès dans ce cas-ci ».
Les relations privilégiées de Mohamed Bazoum avec la France, un problème ?
Mais dans l’ensemble, les personnes interrogées ne manquent pas de témoigner une certaine sympathie pour la junte qui pourrait être un rempart contre une hégémonie française en perte de vitesse dans la région et dont ils voient Mohamed Bazoum comme un des lieutenants.
« Le coup d’État au Niger traduit un désaveu de la légitimité du Président Bazoum et son incapacité à faire l’unanimité dans l’armée en tant que chef des armées. Le coup traduit aussi le désir des États du Sahel de changer de système pour la sécurité et la lutte efficace contre le terrorisme », avance Wilfried Gnanvi, journaliste.
Et Clément Litchégbé d’enfoncer le clou : « Si en dehors de la question sécuritaire évoquée, il y a d’autres raisons profondes comme la volonté de réfréner l’hégémonie française dans nos États ou sur nos différents chefs d’État, je crois que même si le coup d’État n’est pas quelque chose que l’on souhaite, mais que ça se révèle comme le seul moyen par lequel il faut passer pour mettre fin à cette hégémonie française – Bazoum est présenté sur certains médias comme un “sous-préfet” de la France, donc une personne qui est là pour mettre en application les décisions françaises – je pense qu’on ne peut que passer par ce chemin. Et d’ailleurs, on voit que les militaires bénéficient d’un large soutien populaire.
« Si une ampoule s’allume en France… »
Regardez, il y a, par exemple, l’affaire de l’uranium qui générerait plus de 5 000 milliards de francs CFA par an, selon certaines sources. De ce montant, le Niger ne gagnerait que 86 milliards pendant que la France accaparerait tout le reste. Si de telles informations s’avéraient exactes, je pense qu’on doit rapidement demander à la France d’arrêter la saignée. Et dans ce sens, les actions doivent aller au-delà de la personne de Mohamed Bazoum pour revoir tout l’appareil d’État qui laisse de telles choses se produire. J’ai même entendu dire que si une ampoule s’allume en France, c’est grâce à l’uranium du Niger alors que le Niger même fait face à des problèmes d’électricité ».
Au regard de ces éléments, le putsch perpétré contre Mohamed Bazoum ne devrait pas surprendre. C’est ce qui se dégage des propos de Soulé Taho, enseignant d’Histoire-Géographie dans un Collège d’enseignement général : « Le coup d’État au Niger est pour moi un signe des temps. Ceci pour dire que les populations africaines ont commencé à mûrir, elles sont même mures déjà. Et elles ne supportent plus leur sujétion à la France. Une France qui exploite leurs ressources de façon anarchique et qui crée et entretient l’instabilité, l’insécurité et le grand banditisme sur les territoires africains. Les populations n’en veulent plus. Voilà pourquoi les militaires de manière objective ou subjective se mettent du côté des populations pour opérer des changements qu’applaudissent ces dernières. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder la marée humaine qui applaudit le coup d’État qui a lieu au Niger, en ce moment. La marée humaine qui scande des slogans hostiles à la France ».
Une dénonciation unanime de l’attitude de la CEDEAO
Même son de cloche chez Aubin Hounssokou, responsable financier dans une entreprise, pour qui « ce coup d’État qui n’est pas trop surprenant semble favorable à une libération ou tout au moins une réduction de la dépendance du Niger vis-à-vis de la France ». Rodrigue Houngbédji, également enseignant d’Histoire-Géographie, est sur la même longueur d’onde, puisqu’il estime que ce putsch pourrait contribuer à « asséner un grand coup à la Françafrique ».
Sur la question de la position affichée par la CEDEAO, nos interlocuteurs ont tous été critiques vis-à-vis de la posture de l’Organisation régionale. « La CEDEAO manque de sagesse sur trois angles. Primo, le Président Bazoum et une centaine de personnes sont gardés en résidence surveillée dans le palais. Par quelle alchimie peut-on déployer une force pour délivrer tous ceux-là sans faire de casse ? Donc l’idée d’une intervention militaire est précipitée et contre-productive dans les négociations en vue de libérer l’intéressé », estime Wilfried Gnanvi.
« Secundo, les sanctions économiques sont un piège pour les pays comme le Bénin et le Nigeria qui sont frontaliers du Niger. Nos ports, nos commerçants, nos transporteurs sont dépendants du Niger, vice versa. Sanctionner le Niger, c’est sanctionner le Bénin et le Nigeria aussi. Tertio, la CEDEAO pense-t-elle qu’il est pertinent de libérer Bazoum et de le réinstaller contre l’avis de militaires censés le protéger ? Ce sera pour quel résultat ? Pour quelle sécurité ? Pour quelle stabilité ? Au total, les membres actuels de la CEDEAO n’ont pas considéré ce proverbe africain : « Lorsque le moustique se pose sur tes testicules, il faut faire preuve de sagesse. Le tuer par la force n’est pas la solution » », insiste Wilfried Gnanvi.
La France derrière la CEDEAO ?
Pour certains, il se pourrait que la France soit derrière l’attitude affichée par la CEDEAO. C’est le cas de Clément Litchégbé qui s’interroge : « Je me demande si ce n’est pas toujours la France qui est derrière la réaction de la CEDEAO et qui pousse les chefs d’État à agir ». Et de poursuivre : « Malheureusement, la plupart de nos chefs d’État sont des francophiles qui sont là pour faire passer les intérêts de la France au détriment des intérêts de leur propre pays. Sachant cela, la réaction de la CEDEAO ne me surprend guère ». Aubin Houssokou, pour sa part, estime la réaction de la CEDEAO « excessive, disproportionnée et même dirigée de l’extérieur ».
Du formalisme sur fond d’action menée de façon souterraine par la France. C’est l’essentiel à retenir des propos de Soulé Taho : « La réaction de la CEDEAO, pour moi, est une réaction qui entre dans le formalisme pour dire qu’il faut faire respecter les principes de la CEDEAO qui rejette toute tentative de prise de pouvoir par la force. Sinon de façon objective, à moins qu’au niveau de cette institution, les gens n’apprécient pas les situations à leur juste valeur, cette réaction peut être considérée comme une tentative pour sauver les meubles. Et quand vous regardez ceux-là qui s’agitent au niveau de la CEDEAO, pour la plupart, ce sont des chefs d’État mal élus qui ne doivent leur ascension au pouvoir qu’au soutien que leur apporte la France particulièrement. Maintenant, il y a un pays comme le Nigeria aussi qui ne peut pas ne pas aller dans le sens de la CEDEAO pour ne pas être accusé de mauvaise foi ».
La CEDEAO a-t-elle les moyens d’une intervention militaire au Niger ? Et pour quels résultats ?
Sur la question de la disponibilité ou non des moyens et des résultats éventuels à atteindre, Clément Litchégbé est catégorique : « Je ne la vois même pas disposer des moyens d’engager une action militaire contre le Niger. Cependant, puisque ces États sont à la solde de la France, c’est sûr que la France va y injecter de l’argent et tout ce qu’il faut pour qu’ils envoient des militaires pour tenter de remettre en place son “sous-préfet”. Mais, je ne pense pas que cela puisse marcher. Et normalement, si nos chefs d’État, pour la plupart, n’étaient pas là pour faire la volonté de la France, ils ne devraient même jamais songer à envoyer des militaires pour aller attaquer le Niger. Je ne vois aucun résultat probant sortir d’une telle action. Au contraire, cela va causer d’énormes dégâts à court, moyen et à long terme, dans ces États qui joueront à ce jeu ».
« La CEDEAO a-t-elle les moyens d’une intervention militaire ? Il faut d’abord se demander si la CEDEAO a déjà réussi à détruire le groupe terroriste Boko Haram et autres. La priorité, qui est la sécurisation de nos frontières, n’est même pas encore totalement accomplie et l’on veut attaquer un État souverain qui a le soutien d’autres pays frontaliers comme le Mali, le Burkina Faso et la grande Algérie ? », rebondit Wilfried Gnanvi.
La CEDEAO obligée de reconnaître cette junte ?
Et ce n’est pas Soulé Taho qui dira le contraire : « Je pense que la CEDEAO n’a pas les moyens de faire rétablir ce qu’on pourrait appeler l’ordre constitutionnel au Niger, pour la simple et unique raison qu’il y a un certain nombre de pays membres de cette Organisation sous-régionale qui ne peuvent pas aller dans le même sens qu’elle. Les exemples du Mali, du Burkina Faso et de la Guinée sont déjà connus. Donc on ne saurait s’attendre à des résultats concluants d’une intervention militaire de la CEDEAO. On reviendra au scénario habituel : la CEDEAO posera quelques conditions que la junte va essayer de respecter ; la junte posera également les siennes pour ne pas perdre la face. On sera donc obligé de reconnaître cette junte qui sera considérée comme une autorité de transition. Mais vouloir rétablir l’ordre constitutionnel risque d’être extrêmement difficile ».
Pour Aubin Hounssokou et Rodrigue Houngbédji, en revanche, la CEDEAO a les moyens d’une telle intervention militaire. Mais, c’est l’après-intervention qui est le problème. Les conséquences d’une telle intervention qui seraient désastreuses.
Position du Bénin : un appel à la prudence
Dans cette situation que traverse le Niger, le Bénin s’est montré particulièrement actif et favorable, même pour une intervention militaire. Une attitude qui ne rencontre pas forcément l’adhésion des citoyens béninois. En tout cas pas celle des Béninois qui se sont confiés à nous. « Notre Président se montre un élève fidèle de la CEDEAO, surtout en raison de ses relations privilégiées avec son homologue nigérian Bola Tinubu. Mais au fond, je présume qu’il est très réfléchi pour savoir que le Bénin n’a aucun intérêt à s’engouffrer dans cette dégradation des relations avec les pays voisins. J’ai la certitude que le Bénin va s’arrêter un moment. Et comme au temps de la gestion du Covid-19 où le Bénin a évité d’appliquer radicalement les mesures dictées par l’international, les enjeux seront analysés à nouveau, pour éviter à notre pays de se suicider dans cette affaire dont la gestion semble téléguidée par d’autres motivations : les intérêts de Paris, ses relations avec la CEDEAO, etc. Il est bien possible d’ailleurs que la CEDEAO montre ses crocs et ses griffes pour contenter Paris, un tant soit peu. Mais au fond, certains leaders intelligents, comme notre cher Président, sauront faire le jeu pour rester dans une logique de relations de paix avec le Niger jusqu’à la résolution pacifique de cette crise interne à un pays souverain et voisin. Autrement, ce sera un précédent qui marquera de façon indélébile les relations entre nos deux pays au désavantage moral du Bénin », estime Wilfried Gnanvi.
Une main invisible derrière le Bénin ?
Wifried Gnanvi n’est pas le seul à penser qu’il faut tenir compte des liens serrés qui existent entre les deux pays. Clément Litchégbé partage également ce point de vue : « Je crois que notre Président a eu à dire, si j’ai bonne mémoire, au cours de l’une de ses interventions concernant la guerre en Ukraine, que le Bénin ne s’engagera pas à soutenir un pays contre un autre pays dans un conflit, mais privilégiera la recherche de solutions pacifiques. Aujourd’hui, si le coup d’État qu’il y a eu au Niger amène notre Président à afficher un engagement pour aller attaquer ce pays voisin, je me demande si une telle décision a été bien mûrie. Parce que pour ma part – je ne suis pas politicien –, mais ma manière de voir les choses m’amène à penser que s’il n’y avait pas une main invisible derrière qui est en train de pousser notre Président, comme la France sait le faire, je me dis – peut-être que c’est déjà fait – que la première des choses, c’est que le Conseil des ministres se penche sérieusement sur la question, puisqu’il y a beaucoup d’aspects qu’il faut considérer, qu’il faut analyser avant de prendre un tel engagement. Ceci d’autant plus que le Niger est un pays frontalier, un partenaire économique du Bénin et beaucoup de Béninois sont au Niger comme beaucoup de Nigériens sont au Bénin. C’est le cas pour les autres pays aussi ».
Plutôt aller à la recherche de solutions pacifiques
« Par ailleurs, poursuit-il, le chef de l’État doit également consulter les représentants du peuple pour que la question soit discutée à l’Assemblée nationale. Il peut même aller au-delà du Parlement et recueillir l’avis des autres institutions de la République. C’est, à mon sens, la démarche qui devrait être suivie, s’il n’y avait pas une main invisible qui pousse à s’engager. On doit beaucoup réfléchir. Le Niger est un partenaire à nous et nous avons beaucoup de choses en commun. Si aujourd’hui, le Bénin se retrouve dans un groupe qui attaque le Niger, la vie et la sécurité de nos concitoyens vivant dans ce pays pourraient être mises en danger. Et il y aurait également une réplique contre les ressortissants du Niger qui se trouvent au Bénin. En définitive, je pense que si le Président Patrice Talon n’a pas suivi la démarche que je viens de décrire, il doit se raviser et savoir raison garder pour qu’une action que notre gouvernement va contribuer à engager aujourd’hui ne coûte pas à court, moyen et à long terme beaucoup à notre pays et aux concitoyens. Que la CEDEAO aille à la recherche de solutions pacifiques plutôt que d’y aller par la force ».
C’est cette dernière option, c’est-à-dire la solution diplomatique qui est soutenue par Aubin Hounssokou et Rodrigue Houngbédji. Pour sa part, Soulé Taho tire sur la sonnette d’alarme : « En tant que Béninois, je pense que la situation qui prévaut actuellement dans le Sahel et au Niger en particulier est la preuve qu’aucun pays de la sous-région n’est à l’abri. Une invite à l’égard de nos dirigeants pour qu’ils placent les réelles préoccupations de leurs populations au cœur de leurs politiques ».
Ce samedi, le sénat nigérian s’est montré réticent à l’idée de l’intervention militaire de la CEDEAO au Niger. Il a plutôt recommandé au Président Bola Tinubu de privilégier la voie diplomatique.