Précampagne électorale présidentielle : entre ambition, insuffisance et pratiques ambiguës : les velléités démocratiques mises à mal.
INTRODUCTION
L’inquiétude m’habite quand j’observe les multiples tensions à la veille de l’élection présidentielle de 2019. Il est vrai que les périodes préélectorales sont des moments durant lesquels, sans aucun doute, les passions s’exacerbent au point de prendre le pas sur la raison. Notre classe politique, en lieu et place de choix de société clairs, de propositions de politiques économiques et sociales cohérentes à la fois vraies et applicables, nous sert un verbalisme de guerre civile, des outrances, des insultes grossières, des suffisances grotesques de demi-dieu, de multiples dérapages qui peuvent conduire vers des « fosses à lion » capables de ruiner le socle sociétal et les fragiles velléités démocratiques mimétiques et imposées pour mieux faciliter la circulation des élites vers et dans les arcanes des pouvoirs souvent néocoloniaux.
Il existe bel et bien un ordre à prétention républicaine qui, s’il est menacé, doit être défendu par le peuple des citoyens conscients et patriotes en dehors des bousculades politiciennes exprimées par la fameuse lutte des places « ôte-toi que je m’y mette ». Nous sommes arrivés ces derniers temps à frôler tous les excès qui sont devenus inacceptables pour « un pays qui recèle d’immenses ressources matérielles et humaines, surtout des hommes, des femmes, des jeunes pétris d’innombrables qualités intellectuelles et morales qui, mises ensemble, peuvent permettre d’édifier une grande nation ». (Moustapha Kassé, Saliou Mbaye, Elhadji Ibrahima Sall et Gorgui Ciss : le Sénégal des mutations, NEAS, 1996).
Nous assistons à une situation politique kafkaïenne d’une médiocrité, repérée par le paradoxe que ceux qui savent se taisent et ceux qui ne savent rien s’époumonent avec comme discours, un verbalisme haut, des dénonciations de la sinistrose, de la morosité, des insultes et des promesses de l’apocalypse, en somme, un négativisme de pétition largement insuffisant pour constituer un programme alternatif crédible pour sortir du sous-développement. Ces postures sont fortement amplifiées par notre presse au quotidien, les médias, la grande majorité des journaux et magazines, radios, télés ou sites Internet qui consacre très peu d’espace aux analyses rigoureuses, encore moins aux réflexions prospectives.
Au demeurant, on ne débat plus sur les grands enjeux de la cité alors même que les débats sont le mode de fonctionnement et la condition de fortification de la démocratie. Les sujets font légion et sont relatifs entre autres aux projets de société qui doivent façonner notre avenir, aux politiques sectorielles capables de modifier les spécialisations régressives, aux institutions décentralisées à même d’associer harmonieusement tous les acteurs, à l’aménagement optimal de l’espace, aux valeurs d’une nouvelle citoyenneté, à l’unité nationale et aux crises d’identité, etc. Il est dangereux dans une élection présidentielle d’avoir des candidats sans projet porteur. Actuellement, les aspirants présentent plus leur personne qu’un programme structuré. Rappelons que dénoncer n’est ni expliquer ni proposer. En paraphrasant R. Aron, notre statut de petit pays pauvre soulève la question de savoir comment «s’adapter à des situations que l’on peut maudire plus facilement que modifier ».
Aujourd’hui, nous manquons d’institutions capables de susciter de vrais débats autour des grands enjeux de société et de choix économiques. Or, sans débats publics, c’est la haute administration, enchainée par l’obligation de réserve, qui orchestre les grandes orientations économiques et financières du pays. Où sont donc passés les Clubs (CND, GRESEN, Groupe d’Études et de Recherche, Démocratie et Progrès, les Associations savantes et les multiples « Conventions ») réputés maillons indispensables de cogitation des visions novatrices pour transformer la société et d’exercice d’une veille vigilante sur la qualité des débats de société. Le CND et le GER avaient formé un rempart contre toutes les dérives et le diktat des experts en faisant participer les diverses élites de toutes origines au débat politique. Nous étions convaincus que l’«épistocratie», peut représenter un grave risque de confiscation de la parole et des idées par des experts « autorisés ».
I/ SERVITUDES ET GRANDEURS DE L’OCCIDENTALISATION DE L’ORDRE POLITIQUE : INEXÉCUTABLE DÉMOCRATIE A LA PÉRIPHÉRIE.
Le Sénégal, sur le plan politique, peut se prévaloir d’être pour le continent africain un des tout premiers champs fertiles d’expérimentation de la démocratie portative dont le fonctionnement normal est le débat ainsi que les élections qui sont un passage obligé avec le vote qui est l’épreuve conventionnelle pour départager les offres politiques comme sur un marché. L’acceptation de la démocratie comme « gouvernement du peuple par le peuple » est une belle vision de nos manuels de droit constitutionnel.
Les systèmes politiques européens ont eu à faire face, il y a deux siècles, à trois enjeux majeurs : la formation de l’État-Nation, l’émergence des régimes politiques de masse et la structuration des régimes partisans. Cette démocratie, que l’Occident a mis des siècles à bâtir reste, malgré tout, un système imparfait bien qu’elle garantisse à la fois les droits du citoyen et le fonctionnement de l’État dans des conditions à peu près acceptables. À l’orée des années 90, à la Baule, quand François Mitterrand exigeait des chefs d’État africains de s’ouvrir au multipartisme pour une véritable démocratie, personne n’avait imaginé les graves dangers de l’importation de ce système politique hors de ses frontières. On s’est vite aperçu que sa mise en œuvre se heurte à plusieurs contraintes dont les cinq plus importantes doivent être analysées rigoureusement pour apprécier les chemins de croix de la démocratie, son inefficacité et son coût corrélativement au développement.
La première contrainte est que le peuple qui exerce le pouvoir, comme le souligne J.S. Mill, n’est pas toujours identique au peuple sur lequel il est exercé en raison du système dualiste de la délégation du pouvoir qui se matérialise dans la démocratie représentative selon laquelle un groupe dirigeant pense et décide, souvent au nom d’un délégataire, le peuple. Michel Rocard a souligné les limites en Afrique de telles procédures d’organisation de la démocratie qui sont fondées sur le pluralisme et reposent sur le système des partis politiques. Cela vient, selon Michel Rocard « du fait que, depuis deux siècles au moins, les partis politiques ont, en Occident, une immense légitimité : ils ont contribué à construire nos identités nationales et incarnent des intérêts sociaux respectés, que ce soient ceux des agriculteurs, ou des propriétaires, ou des salariés. Rien de tel n’a pu se créer en Afrique, où l’on ne discerne que deux usages des partis politiques : la structuration forte de la clientèle de chaque chef, ou le support d’expression de signes d’identité ethnique, religieuse ou linguistique, le contraire de ce dont l’Afrique a besoin » (Communication à l’Académie des Sciences Morales et Politiques sur le thème : Le développement de l’Afrique, affaire de volonté politique, Études 2003/1, Tome 398, p. 21-31).
La deuxième contrainte est que la démocratie en Occident est conçue sur le modèle du marché capitaliste et l’on attend d’elle les mêmes vertus à savoir que le citoyen assimilé au consommateur, doit pouvoir choisir entre des politiques comme on choisit entre diverses marchandises (les théories du public choice de Buchanan à Tullock réintroduisent l’État qui est à la fois arbitre et joueur. Alors la rencontre de l’économie et des sciences politiques est assurée). Cela suppose un multipartisme qui se fonde sur l’opposition des idées et la compétition des réponses programmatiques, de solides institutions chargées d’organiser des élections transparentes et disputées, un pouvoir judiciaire d’arbitrage et de régulation de l’espace et de résolution des conflits et contentieux politiques, le tout est relayé par une presse libre et compétente. Dans un tel cadre, la participation citoyenne peut s’exprimer par le vote pour élire un chef tous les 4, 5 ou 7 ans. Comme le montre Bertrand Badie, « les nations du Tiers Monde ont en effet une structure sociale originale et sont soumises à des conditions spécifiques de développement qui interdisent tout parallélisme avec les trajectoires suivies par la plupart des pays développés depuis la Renaissance.
La troisième contrainte est liée à l’extrême précarité des partis politiques qui explique en partie la déshérence du militantisme, la sénilité et l’immobilisme structurel de la classe politique et la méfiance des citoyens à l’égard des politiques. Jean Du Bois De Gaudusson note dans son article sur « Les élections à l’épreuve de l’Afrique » (publié dans « Élections et pouvoirs en Afrique noire, Centre d’études d’Afrique noire de Bordeaux, Pédone, 1978), qu’« Une responsabilité particulière incombe évidemment aux partis politiques. Une des origines des tensions et des échecs se situe dans les défaillances des formations partisanes. On s’accorde à constater la faible efficacité de systèmes de partis politiques disposant le plus souvent d’un monopole électoral (prohibition des candidatures indépendantes), mais insuffisamment structurés pour animer et donner substance à la compétition démocratique. Le système de partis est fondamentalement affaibli à la fois par le nomadisme politique, l’absence de permanence dans les options, l’anémie de nombreuses formations politiques, l’inflation de partis nominaux aux fonctions principalement personnelles et financières, ou encore les tentations et les dérives ethniques.
Globalement, de l’inflation de partis nominaux (plus de 250), en dehors de trois – l’APR, le PDS et le Parti Socialiste – on cherchera à la loupe la moindre trace d’un projet national de transformation économique et sociale du pays. Toutes ces insuffisances sont comblées par une imitation parfois grotesque du modèle des campagnes électorales à l’américaine médiatiques et mercantilistes avec beaucoup de bruits, de fresques, mais peu d’idées. Les politiciens sénégalais n’ont perçu et appliqué que la partie visible de l’iceberg avec ces mégas meetings coûteux et folkloriques et des discours creux promettant tout à tout le monde. Dès lors, lorsque les clameurs électorales se terminent et que les sunlights s’éteignent, la vie quotidienne du pays se charge d’effacer le trop-plein de promesses. L’assainissement de la trajectoire vers une démocratie véritable commande l’élimination de tous ces Partis sans programmes ni militants. Leur envahissement déstabilise et décrédibilise la politique et justifie le rôle grandissant des nombreuses organisations de la société civile qui articulent et défendent des intérêts et des aspirations que, selon nombre de citoyens, les partis politiques ne défendent plus.
La quatrième contrainte est que la démocratie peut être limitée et bornée par certaines conditions économiques. D’abord Rousseau, puis Marx ont souligné que certaines conditions économiques étaient nécessaires pour fonder une démocratie. Dans ce sens, J.J.Rousseau note dans le Contrat Social (livre 2, chapitre 2) « que nul citoyen ne soit assez opulent pour en acheter un autre, et ni assez pauvre pour être contraint à se vendre ». Cette observation prend toute sa signification pour les pays sous-développés caractérisés par la pauvreté de masse qui peut ouvrir les vannes des achats de conscience. Marx va tirer de cette analyse que « l’argent donne la liberté à celui qui le possède et en dépouille celui qui ne le possède pas ». Il observe dans les « Manuscrits de 1844 » que « L’argent est pour moi, ce que je peux payer… Je suis laid, mais je peux m’acheter la plus belle femme. Donc je ne suis pas laid, car l’effet de la laideur est anéanti par l’argent… Je suis un homme mauvais, malhonnête, sans conscience, sans esprit, mais l’argent est vénéré, donc aussi son possesseur ».
La cinquième contrainte, certainement la plus importante, est l’immixtion permanente de la prétendue communauté internationale de la mondialisation néolibérale. Il s’agit d’un quarteron de grandes puissances capitalistes qui s’érige en « communauté internationale », nouvelle version de défense des zones d’influence avec des interventions particulièrement brutales dans certains pays (Irak, Syrie, Libye, Corée du Nord, Iran et dans la crise des Balkans, et Afrique où les États sont délégitimés sans pouvoir de décision sur ce qu’il faut faire dans leur propre société, etc.). Il s’agit d’une véritable captation du pouvoir de régulation internationale par un petit nombre d’États, les plus riches et les plus puissants qui préservent leurs intérêts géoéconomiques et géopolitiques par une diplomatie des sanctions et de la punition selon l’analyse pertinente du Pr Bertrand Badie dans deux ouvrages remarquables : « La diplomatie de la connivence, les dérives oligarchiques du système international », Éditions La Découverte, 2012 et « Le temps des humiliés, pathologie des relations internationales », Odile Jacob 2014. Dans ce contexte, l’humiliation est l’ordinaire des relations internationales. Les nouvelles pratiques diplomatiques qui se banalisent, rabaissent les États du Sud, les mettent souvent sous tutelle, les tiennent à l’écart des lieux de décision, stigmatisent leurs dirigeants et les sanctionnent.
Ce nouvel ordre néolibéral international, Gorges Corm l’analyse avec beaucoup de lucidité dans son ouvrage « Le nouveau désordre économique mondial. Aux racines des échecs du développement », Éditions La Découverte. Il montre dans ses conclusions que les causes des crises économiques du désordre mondial procèdent de l’incapacité des politiques, au Nord comme au Sud, à y répondre efficacement par suite de la méconnaissance du rôle des économies « souterraines » et de la corruption, illusions du libéralisme économique, erreurs répétées de la bureaucratie bancaire, permanence des visions idéologiques du développement.
La régulation du système politique, économique et financier mondial par ladite Communauté internationale est réalisée par un ensemble varié d’institutions et de règles du jeu élaborées par une technostructure d’experts hautains et méprisants (Médecins, Professeurs et Gendarmes, trois fonctions indissociables) qui n’ont aucune légitimité démocratique. En exemple, les organisations internationales qui jouent essentiellement un rôle de gestion des risques et de préservation de la « bonne santé économique » de la mondialisation libérale comme le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, l’OTAN, la vaste fresque (nébuleuse) d’ONG et la Cour Pénale internationale (CPI). L’Afrique est en permanence sous haute surveillance grâce à deux armes qui relèvent d’un véritable terrorisme d’État: la manipulation de l’Aide Publique au Développement (directe ou via les Institutions Financières Internationales) et la Cour Pénal Internationale, sorte d’épée de Damoclès qui plane sur la tête principalement des dirigeants. Le premier instrument de sanction concerne l’APD dont les motifs d’attribution et de sélection sont biaisés par l’intérêt des bailleurs et les conditionnalités. La structure de celles-ci relève d’un critère unique : l’état de la démocratie et des Droits de l’Homme conditionné par l’organisation et la bonne tenue d’élections pluralistes surveillées par une armada «d’observateurs» accommodés. Le moindre accroc dans le processus électoral conduit à l’arrêt brutal de l’APD et la mise en quarantaine des Investissements Directs étrangers (IDE). Une bonne question, qui punit-on ? Le deuxième instrument est la CPI issue pourtant de la volonté de certains dirigeants africains. En 16 ans d’investigation, les 11 enquêtes ouvertes ont visé 10 pays africains, les crimes commis en Irak, en Palestine ou en Afghanistan restent impunis. Cerises sur le gâteau, les 18 juges ont 18.000 euros de salaires. Elle est devenue un outil punitif avec les coupables en Afrique et les innocents ailleurs (Juan Branco, avocat, auteur de «L’ordre et le Monde : critique de la Cour pénale internationale», aux éditions Fayard, 2016).
Manifestement, la conjugaison de toutes ces contraintes explique la déshérence du militantisme, la grande méfiance à l’égard des politiques, la désertion des urnes et l’immobilisme structurel des classes politiques. Au demeurant, toutes ces contraintes distendent la corrélation démocratie et développement (Mon ouvrage Démocratie et développement, Éditions NEAS, 1994). En 1992, Lee Kuan Yew, grand maitre de Singapour, un des meilleurs artisans d’une politique économique réussie déclarait lors d’une interview « Je ne crois pas que la démocratie amène le développement nécessairement. Je crois que ce dont un pays a besoin pour se développer c’est de discipline, de travail plus que de démocratie. La démocratie poussée très loin conduit à l’indiscipline et au désordre qui ne sont pas, tant s’en faut des facteurs de développement. Les dirigeants indiens présentent leur faible croissance, par rapport à la Chine, comme le prix payé pour la démocratie.
Par un curieux retournement, les élections conçues comme une voie privilégiée de sortie de crises et d’expression du pluralisme retrouvé se voient attribuer la responsabilité des tensions voire des ruptures de consensus qui affectent la vie politique. De très vives critiques se multiplient, souvent exprimées en termes virulents et instruisent des procès sans appel (Albert Bourgi, K. Tapo, K.J. Koffigoh). Ces critiques portent sur au moins trois éléments : (i) la recherche de structures impartiales de gestion des opérations électorales ; (ii) la difficile maîtrise du déroulement des opérations électorales et (iii) la responsabilité des acteurs du processus électoral. C’est dire que le sort des élections ne dépend pas seulement, quelle que soit leur portée, des améliorations techniques et réglementaires et des moyens alloués ni même des institutions, mais aussi des acteurs du jeu électoral et de leur comportement. Il faut y ajouter que les pouvoirs publics se trouvent souvent confrontés à une insuffisance des moyens en personnel et financiers pour organiser, matériellement, des élections. Cas aberrant, la RDC est dénoncée par la Communauté internationale pour sa volonté de s’émanciper des appuis financiers et logistiques extérieurs.
III/ POUR UNE DÉMOCRATIE CONSENSUELLE CONFORME AU PROJET DE DEVELOPPEMENT NATIONAL PARTICIPATIF.
Depuis le siècle des lumières, la domination politique occidentale sur les « pays du Sud » s’accompagne d’une domination culturelle et institutionnelle. Or, comme le montre Bertrand Badie, les nations du Tiers Monde ont en effet une structure sociale originale et sont soumises à des conditions spécifiques de développement qui interdisent tout parallélisme avec les trajectoires suivies par la plupart des pays développés depuis la Renaissance (Le développement politique). Depuis la décolonisation, les élites n’ont pas fourni aux sociétés une organisation correspondant à leurs traditions. Elles ont adhéré à l’occidentalisation, ce qui n’a pas manqué d’entrainer de multiples traumatismes sociaux et facteurs de désordre. Les échecs répertoriés sont manifestes : troubles et désarticulation sociale, guerres civiles larvées, coups d’État, démobilisation populaire avec une politisation excessive et paralysie des activités économiques, abstention et déserte des urnes, etc. Pourtant, M.Rocard, à la suite de beaucoup d’historiens et d’anthropologues, souligne que « l’Afrique avait connu, avant l’esclavage et le colonialisme, un certain nombre de royaumes ou d’empires qui furent stables sur plusieurs siècles. Le mode de prise de décision était la palabre, c’est-à-dire le consensus, à l’Assemblée de village tout d’abord (sous le baobab), puis entre délégués aux assemblées de régions, puis de royaumes ou d’empires. L’Afrique a le souvenir de cette démocratie consensuelle, qu’elle pratique encore dans les villages et à laquelle elle aspire aux niveaux supérieurs de l’organisation sociale.
Dans mes réflexions sur la corrélation démocratie et développement et m’inspirant des traditions africaines et des expériences des pays émergents d’Asie, j’avais approché, durant les années 80, le concept de démocratie consensuelle. À cette période, les intellectuels marxistes, particulièrement en Europe (Parti communiste italien et parti communiste français), avaient ouvert un large débat, suite aux réflexions d’Antonio Gramsci sur des questions comme « le compromis historique » et « le bloc historique ». Dans des échanges avec l’éminent philosophe Doudou Sine, une grande référence avec Samir Amin sur les questions du marxisme contemporain, j’avais avancé le concept de consensus national. Nos échanges très rugueux, mais d’une bonne tenue scientifique m’avez poussé à écrire un article fortement contesté dans la gauche marxiste sur le thème « Alternative unitaire pour sortir de la crise : le consensus national » repris par les Cahiers du CND 1980-1985 (CND, à la croisée des chemins, pp 22-37). J’opposais à mes contradicteurs cette idée lumineuse de Roger Garaudy « Nous référer à Gramsci, Marx, Lénine ou Mao-Tsé-Toung n’est pas d’en répéter les formules au nom d’une vraie orthodoxie, mais d’en utiliser les méthodes, en faisant pour notre temps et notre pays, ce qu’ils ont fait pour leur pays en leur temps, de prolonger, en les repensant, dans des conditions radicalement nouvelles, leurs analyses, de réfléchir sur leurs expériences avec les transpositions nécessaires.»
Théoriquement le concept de consensus est au confluent de presque l’ensemble des disciplines des sciences sociales qui lui sont consubstantielles : l’économie, la science politique et juridique, la sociologie et l’anthropologie, etc. Son Application au Sénégal m’avait amené à analyser plusieurs problèmes entrelacés dont les trois plus importants se rapportent à l’organisation sociale, à l’édification d’un système économique performant et compétitif et à l’élaboration d’institutions fortes dont la composante majeure est la nature de l’État qui a été déconstruit par les prétentieuses politiques néolibérales qui ont voulu bâtir un capitalisme sans les capitalistes locaux et sans État providence bienveillant.
Concernant l’organisation sociale, il faut rappeler que le Sénégal modelé et inséré dans l’économie mondiale fortement productiviste, du fait de sa spécialisation régressive dans des productions primaires à faible valeur ajoutée locale, présentait le double handicap de ne pouvoir accélérer la constitution d’un important fonds d’accumulation à l’échelle nationale, et encore moins promouvoir un développement équilibré et autonome contrairement à l’approche sommaire des Institutions Financières Internationales (FMI, BM et autres) menée en termes purement quantitatifs de rétablissements des déséquilibres, d’assainissement et de relance.
Contrairement à cette approche, seule une analyse plus structurelle donc plus approfondie permet de mieux appréhender les crises et les ruptures au niveau de cette économie. Cela commande de remonter à la racine, c’est-à-dire à l’organisation socio-économique qui repose sur les éléments caractéristiques qui suivent : (i)la forte sensibilité de la croissance aux variations de la production et de l’exportation des produits de rente principalement d’origine agricole et minière ; (ii) le système prédateur de prélèvement et d’utilisation insuffisamment productive des ressources tirées de la rente et des apports externes (aide et endettement) ou de l’expansion non maîtrisée de la demande publique et privée ; (iii) la répartition inégale du revenu national au profit d’une hyperconsommation urbaine, publique et privée et l’amorce d’un long et interminable processus d’appauvrissement et de dévitalisation du monde rural ; (iv) ; la vulnérabilité chronique de l’économie à l’égard de variables exogènes comme le climat, les cours mondiaux des matières premières, le taux d’intérêt ;(v) le modèle de consommation entraînant des distorsions entre offre de production et structures de consommation.
En conséquence, cette organisation sociale s’impose de reconfigurer systématiquement le champ de spécialisation pour développer prioritairement les productions pour lesquelles le pays dispose d’avantages comparatifs ou construits c’est-à-dire un meilleur profil de compétitivité. Les découvertes récentes de ressources minières comme le pétrole, le gaz, le zircon, le fer et les phosphates rendent indispensables cette reconfiguration. D’où l’impératif de développer des politiques économiques et sociales pertinentes pour résorber la pauvreté, le chômage et les diverses précarités.
Concernant l’Économie, quel que soit l’angle d’analyse, les difficultés quasi permanentes de l’économie sénégalaise apparaissent dans le faible volume de création de richesses exprimé par un indicateur de dimension nationale comme la production marchande ou non marchande (PIB), le niveau du revenu national ou per capita ou la dépense nationale. Il faut pour créer des richesses accroître la croissance. En effet, les quatre facteurs de création des richesses (nécessaires à la croissance) demeurent le travail, le capital, la terre, l’innovation. Sommairement toute production de richesses est fonction des matières premières, de la quantité d’outils dont les bras de l’homme sont armés dans le travail productif et de la matière grise. C’est la combinaison stratégique de ces dotations dans un cadre macroéconomique sain qui fonde les performances économiques et sociales. Certes, ce cadrage macroéconomique est nécessaire, mais il ne suffit pas dans une stratégie visant à exploiter toutes ces opportunités par une véritable économie d’offre qui porte une croissance économique durable au taux le plus élevé possible. Il faut impérativement aiguillonner le potentiel de croissance des différents secteurs par des politiques structurelles judicieuses, efficaces et inscrites dans une bonne trajectoire comme le suppose le Plan Sénégal Emergent. Ces politiques doivent être conduites par un leadership transformel (avec un« État Pro ») disposant de puissants outils de développement (politique budgétaire et monétaire et surveillance de l’endettement, de l’inflation et des institutions fortes de gouvernance économique). La refonte des politiques néolibérales est indispensable pour aller vers une politique de croissance inclusive et équitable avec un puissant socle de protection sociale. Pour y arriver, il faut alors (i) massifier les investissements dans les secteurs productifs à partir de politiques sectorielles pertinentes ; (ii) élargir les gains de productivité pour rendre l’économie plus compétitive par le développement de trois secteurs transversaux fortement générateurs d’externalités positives devant recevoir des investissements massifs dans les infrastructures routières, hydrauliques, énergétiques et de la formation des ressources humaines et de la recherche ; (iii) mettre les citoyens au travail, travailler plus, produire plus, gagner plus et promouvoir l’entreprise. Tout le monde désire le développement ; mais ce n’est pas tout le monde qui comprend et accepte les conditions fondamentales du développement. La plus importante de ces conditions est l’ardeur au travail ; (iv) rompre avec l’hyperconsommation des classes moyennes facteur du déficit chronique de la balance commerciale, absence de patriotisme économique est synonyme d’un pays qui travaille pour l’extérieur; (v) élaborer de robustes politiques budgétaires et d’endettement ; et (vii) stimuler l’initiative et les investissements privés, à travers le renforcement des capacités du secteur privé par le financement de l’entreprise, l’unification des organisations patronales la formation professionnelle et l’élargissement des dispositifs institutionnels d’appui.
Cela amène une question : comment alors accélérer la croissance ? C’est que la croissance n’est pas qu’une question « d’ingrédients » qu’il suffirait d’ajouter les uns aux autres comme dans une recette de cuisine. Les politiques sociales et institutionnelles sont tout aussi déterminantes. En outre, les structures d’encadrement créatrices d’externalités positives comme les différentes infrastructures routières, énergétiques, hydrauliques, l’École et la Santé sont à réformer en profondeur et certainement dans la douleur. Il s’impose à toute la classe politique d’avoir des visions claires de politiques macroéconomiques dans une situation d’un double déficit des finances publiques et de la balance commerciale avec une épargne nationale faible en vue de créer de la richesse et de l’emploi.
Concernant les moules institutionnels, sont désignés par le vocal de gouvernance politique qui désigne la compétence institutionnelle consistant à élaborer, mettre en œuvre et assurer le suivi des politiques publiques destinées à exploiter toutes les opportunités en corrigeant les dysfonctionnements de la société et de l’environnement. La gouvernance doit être impérativement perfectionnée pour mieux fonctionner au bénéfice des populations et des composantes les plus turbulentes. De plus, faut-il le rappeler que la démocratie représentative n’a dû sa stabilité (sur un peu plus d’un siècle) qu’à la confiscation du jeu politique par les élites : notables traditionnels et modernes (cadres intellectuels et administratifs), en somme les professionnels de la représentation politique dualiste. C’est dans ce contexte que les citoyens électeurs des sociétés occidentales sont mobilisés pour militer et voter en se remettant toujours à plus capables, plus savants, plus avisés, plus politiques. Faut-il souligner, du reste, la crise profonde que traversent les démocraties libérales avec la montée à l’échelle mondiale des populismes et des gauches laminées (Raphael Glucksmann et B. Badié). Quand les sociétés ont détruit toutes les structures collectives (partis politiques, syndicats, etc.), les portes de toutes les aventures s’ouvrent (populisme et dictature forte ou douce).
Concernant le secteur social, il soulève des problèmes difficiles et complexes avec l’aggravation du couple chômage-pauvreté. En effet, jamais le monde n’a disposé d’autant de richesses et de techniques et n’a produit autant ; malgré tout jamais l’humanité n’a généré autant d’inégalités et de pauvreté montrant ainsi sa marque socialement duale. Plusieurs approches théoriques de l’État social se confrontent. Pour certains, les institutions sociales ne seraient qu’un vecteur du contrôle social des « classes dangereuses ». Pour l’approche keynésienne, la redistribution des revenus, par l’aide sociale, est source d’efficacité économique (croissance autocentrée par la demande). Toutefois, l’approche qui prévaut, aujourd’hui, est celle des néo-libéraux pour laquelle « l’État-Providence est un obstacle à la régulation par les seuls marchés tant de la production de biens sociaux et médico-sociaux que de la solvabilisation de la demande sociale par les produits assurantiels privés.» (Alain Marchand : Social-libéralisme et état social.). La dissolution des filets traditionnels de protection sociale, les ruptures des solidarités familiales, la restructuration des rapports sociaux (Mathieu, 1990 ; Vidal, 1992) et l’émergence de nouveaux risques sociaux résultant des mutations technologique et de l’emploi, ces éléments commandent de mettre en urgence la réactivation des politiques sociales et de solidarité (Pr.Moustapha : Mondialisation et politiques sociales : Consultation Régionale sur la Dimension sociale de la mondialisation, à Arusha du 6 au 7 Février 2003).
La question des politiques sociales est d’autant plus alarmante que le processus d’appauvrissement et de précarisation s’accompagne d’un délitement des formes traditionnelles de protection sociale. Dans ce sens, les deux initiatives des autorités sénégalaises que sont la Bourse de Sécurité Familiale (BSF) et la Couverture Maladie Universelle (CMU) au profit des franges de la population les plus pauvres et les plus vulnérables constituent une remarquable avancée sociale. Cependant, ce modèle qui vient du Brésil de Lula soulève de multiples problèmes bien au-delà de ses aspects organisationnels (modicité des allocations et l’utilisation alternative de ressources rares dans un secteur à productivité différée). Au Brésil, l’aggravation des inégalités se serait poursuivie si les réformateurs n’avaient pas en place ces programmes de redistribution en faveur des pauvres avec de meilleurs services publics.
Pour gagner le pari de l’emploi et de la pauvreté, il requiert de réaliser sur une période longue une croissance économique soutenue, équitable et au taux le plus élevé possible. Cela suppose l’édification d’une économie d’offre compétitive et performante. En attendant, que feront ces jeunes ayant entrepris et réussi de brillantes études et qui sont par la suite voués au chômage, sans travail et sans avenir ? Que fera cette jeunesse rurale chassée de la campagne parce que la pauvreté urbaine est plus attrayante que la pauvreté rurale ? Si tout ce monde continue de désespérer, la société finira par exploser.
Relever ces multiples défis appelle une vision à long terme, une grande mobilisation populaire sous la direction d’un leadership politique transformationnel. L’exemple le plus patent vient d’Asie : en 1961, la Corée du Sud avait un niveau économique inférieur à celui de la Côte d’Ivoire et du Sénégal ; vingt ans après, sous le leadership politique transformationnel du Général PARK Chung Hee, la Corée du Sud a atteint un niveau économique proche de celui du Japon. Le paquet essentiel de la Gouvernance politique comprend un ensemble de mesures (ou réformes) ayant pour cibles : la nature de l’État, la qualité du logiciel mental collectif (ou système de valeurs), l’interventionnisme économique et les mécanismes de stabilité politique et institutionnelle. Lorsque l’architecte du « miracle » singapourien, Lee Kuan YEW, reçoit une délégation africaine venue s’enquérir des recettes du miracle singapourien, il répond sans ambages : « Une Administration honnête au service de la Nation » et il ajoute : « ce n’est pas de la démocratie dont les pays africains ont le plus besoin, mais d’une Administration honnête.» Plus généralement, comme le note le Rapport de l’OCDE, il est extrêmement important de prendre les bonnes décisions politiques. En effet, les réussites étonnantes de ces dernières décennies sont le fait de pays qui ont pris des décisions politiques appropriées. Les miracles économiques de l’Asie ne sont pas le fruit d’une nouvelle grande invention, de la découverte de ressources naturelles précieuses ou de conquêtes. Ils ont été rendus possibles par des dirigeants qui ont pris de bonnes décisions politiques pour bâtir de redoutables machines économiques qui ont vaincu le sous-développement en une génération.
Ayant formalisé théoriquement le consensus national comme solution à la situation de crise, suite aux Élections Présidentielles de Février 1983, j’avais fait parvenir au Président Abdou Diouf et au ministre d’État Jean Colin un document d’une vingtaine de pages avec trois propositions de mesures pour sortir des germes d’une guerre civile larvée: (i) la constitution d’un gouvernement de majorité présidentielle (le concept était à l’époque hasardeux mais depuis il a fait du chemin) avec Maître Abdoulaye Wade, (ii) la rénovation du Parti socialiste par la réforme de ses structures directionnelles, la modernisation de son fonctionnement et de son système d’alliance et (iii) une révision constitutionnelle pour réintroduire la primature. Les critiques ont fusé de toute part et curieusement au niveau de l’oligarchie du parti socialiste qui me faisait passer pour le plumier de toutes les oppositions de l’ombre, l’agent de tous les adversaires de notre pays, le déstabilisateur du Président de la République. Les faits étant têtus, la majorité présidentielle a fini par s’imposer, ainsi que le Congrès de Rénovation du Parti et la Révision constitutionnelle ramenant la primature.
Face à l’approfondissement de la crise économique et sociale qui conduit à des politiques de rigueur et d’austérité, il fallait mettre en débat sur l’espace public le consensus national comme voie de sortie des multiples tensions issue de la faillite d’une démocratie concurrentielle. Il fallait provoquer les élites lors d’un séminaire du CND, sur l’engagement des cadres dans le processus de développement économique et social à Taïba (les 28 et 29 mai 1983). Les débats ont tourné autour d’un article intitulé : L’élite du pouvoir mécanisme de génération et système de promotion. Par-delà le fossé des postures politiques et la profondeur des désaccords sur l’état économique et financier du pays, il nous fallait trouver les conditions nécessaires d’un vaste compromis programmatique de sortie de la crise concertation en passant de l’anathème au dialogue. C’était la seule voie pour lancer la restructuration du système productif et financier, la mobilisation et la mise au travail du pays. La reprise économique en vue devrait contribuer à la résorption ou l’atténuation du poids de la demande sociale de nourriture, de logement, d’éducation et de santé. Le club « Nations et Développement » avait perçu l’importance et l’impérieuse nécessité d’une vaste alliance nationale pour venir à bout des problèmes de notre pays. C’est dans ce cadre que sera organisée « la table ronde historique des forces politiques significatives » pour renforcer les bases de la démocratie et pour lever les défis des années 80. Nous avions introduit à Diourbel (18 novembre 1989) une conférence sur le thème « les cadres et la politique ». Les conclusions de toutes ces rencontres établissent qu’une démocratie stable ne peut fonctionner que si tous les acteurs du jeu politique ont également un sens élevé de l’État qu’il s’agisse des politiciens professionnels, des syndicats, des acteurs du secteur privé, de la société civile, des journalistes, des juristes, des artistes, savants, des techniciens et des chercheurs bref, de tous ceux qui exercent une fonction sociale différenciée.
EN CONCLUSION
S’acheminer vers une démocratie consensuelle pour s’émanciper du mimétisme de la démocratie libérale en crise.
La campagne électorale qui s’ouvre verra sans doute des discours qui oscillent entre, un technocratisme de pacotille consistant à proposer pêle-mêle des équilibres macroéconomiques, la résorption du double déficit de la balance commerciale et des finances publiques, l’instauration de grands projets mirobolants capables d’entrainer un cycle vertueux de croissance accélérée. Il sera exhibé un vaste catalogue d’éléments constitutifs d’un bonheur national brut dans lequel on trouve en désordre le plein emploi, l’éradication de la pauvreté, la fin du chômage surtout des jeunes, la santé pour tous et l’éducation et la réforme du système éducatif et universitaire, l’amélioration du niveau de vie. Toutes ces propositions passeront de manière artistiquement silencieuse sur des questions du comment le faire, à quel coût et qui financera et pour quel impact ?
Marx observait qu’« il faut prendre les choses comme elles sont, c’est-à-dire faire valoir l’intérêt révolutionnaire d’une façon qui corresponde aux conditions nouvelles ». Lorsque les hommes politiques apprendront et méditeront ces mots, lorsqu’ils pourront clairement distinguer ce qui est possible de ce qui ne l’est pas, il y aura moins de médiocrité sur la scène politique sénégalaise et plus de lucidité et de sagesse dans le jeu politique. Ne pas pouvoir le faire c’est manqué de leadership qui pousse à ne jamais savoir nouer une alliance politique.
Cette période de précampagne présidentielle est un moment propice pour émettre des idées et des propositions suffisamment crédibles pour constituer une alternative de gouvernement. Ne nous leurrons pas : dénoncer simplement ne suffit comme réponses définitives et acceptables politiquement, économiquement et socialement.
Par Pr Moustapha Kasse, Doyen honoraire de la FASEG, Faculté des Sciences économiques et de Gestion de Dakar