Lancé en janvier 2011 par les rappeurs du groupe Keur Gui, et le journaliste Fadel Barro, le mouvement Y en a marre a depuis fait du chemin. Porté par une population excédée par les délestages, le chômage des jeunes, la vie chère, la corruption, les promesses non tenues du pouvoir, il a multiplié les coups d’éclats et manifestations pour une nouvelle alternance. Après avoir fait trembler le régime d’Abdoulaye Wade, où en est aujourd’hui Y en a marre ? Afrik.com a rencontré ses fondateurs, à leur quartier général, dans la banlieue des Parcelles Assainies, pour faire le bilan.
A Dakar,
Au cœur de la banlieue dakaroise ensablée des Parcelles Assainies, difficile de croire que c’est ici que se trouve le quartier général du mouvement Y en a marre, qui a galvanisé les foules en 2011. A l’entrée du vieux immeuble, une femme vend des sandwichs. Juste devant elle, un groupe de jeunes, tous vêtus de tee-shirts portant le nom du mouvement, discutent, se taquinent et rient de bon cœur. Ils viennent de sortir de la réunion hebdomadaire du mouvement qui a lieu tous les mardis. Des photos de la visite de Barack Obama, Laurent Fabius, entre autres, sont accrochées sur les murs du bureau principal, qui se situe dans une petite pièce.
En rogne, ils multiplient les marches et les annonces pour empêcher la mise à mort de la démocratie sénégalaise. Le mouvement a un écho à l’international, on en parle partout dans les médias, en France, aux Etats-Unis, au Canada…
« C’est dans ce petit bureau où vous êtes assise qu’on a accueilli tous les grands dirigeants de ce monde dont Obama », clame fièrement Thiat, vêtu d’un large tee-shirt noir, bonnet gris sur la tête, laissant entrevoir ses tresses. Il compose le groupe de rap Keur Gui avec son ami Kilifa, qui arbore un style vestimentaire soigné et des cheveux soigneusement coiffés.
Assis l’un en face de l’autre, autour d’une table, les deux rappeurs, originaires de la région de Kaolack, se souviennent encore fièrement des débuts du mouvement, né dans la nuit du 15 au 16 janvier, autour d’un thé. Il fallait qu’ils jouent aussi leur partition face aux délestages incessants qui pouvaient durer plus de 24 heures, entraînant la colère de la population, déjà exténuée par la vie chère, et le chômage des jeunes. Eux, avec les rappeurs Simon, Fou Malade, le journaliste Fadel Barro, et leur ami Aliou Sané, fondent alors le mouvement. Ils le nomment « Y en a marre », un terme accrocheur, qui résume le ras le bol général dans le pays.
Ils décident de sillonner le Sénégal avec des encartes Y en a marre pour faire signer le plus de pétitions contre la situation intenable du pays. Ils organisent des manifestations, des conférences de presse, multiplient les coup d’éclats, appelant à se préparer pour se rendre aux urnes et voter contre Abdoulaye Wade. Lorsque ce dernier tente de faire passer son ticket présidentiel, cherchant une modification de la Constitution, qui lui aurait permis d’être d’être réélu à 25%, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Les Y en a marre sortent alors leurs griffes. En rogne, ils multiplient les marches et les annonces pour empêcher la mise à mort de la démocratie sénégalaise. Le mouvement a un écho à l’international, on en parle partout dans les médias, en France, aux Etats-Unis, au Canada…
« C’est aujourd’hui qu’on se rend compte de la force du mouvement»
Une époque maintenant bien loin derrière eux, reconnaissent les rappeurs de Keur Gui. Depuis, Y en a marre a fait du chemin. Et maintenant qu’Abdoulaye Wade est parti quel avenir pour le mouvement ? A-t-il perdu de sa ferveur comme l’affirment ses détracteurs? « Le mouvement ne s’est jamais porté aussi bien qu’aujourd’ui », affirme le fougueux Thiat. « Il n’a pas perdu de sa ferveur et se porte à merveille. C’est aujourd’hui qu’on se rend compte de la force du mouvement. Partout en Afrique, on nous sollicite pour former des jeunes qui veulent créer dans leur pays des Mouvements comme Y en a marre », défend Thiaat, de retour de Kinshasa il a été mettre son expérience à l’œuvre.
« Pour les Sénégalais Yen a marre va de pair avec la contestation, les coups d’éclats, les manifestations dans la rue. Mais le mouvement va bien au delà de cela et met en place une multitude de projets pour transformer la vie des gens »
« Yen a marre a accompagné le Balai citoyen au Burkina Faso. On a échangé nos expériences et on les a soutenu. C’est une belle coordination sud-sud. On fait appel à nous jusqu’au Burundi, même aux îles Comores, c’est beaucoup de responsabilités », renchérit Fadel Barro, coordinateur du mouvement, présent au quartier général tous les jours de la semaine. Pour Kilifa, il ne faut pas confondre les choses : « A la naissance du mouvement, le pays était en plein tempête, d’où cette immense ferveur et les foules galvanisées. Le contexte de la naissance de Y en a marre était particulier. Il fallait coûte que coûte empêcher Abdoulaye Wade de faire passer en force son ticket présidentiel », déplorant que l’Africain soit toujours dans la contestation de la forme et non dans le fond. « Les gens ne doivent pas se tromper quant au rôle et à la signification du Mouvement Yen a marre », renchérit Kilifa, qui estime que beaucoup de Sénégalais méconnaissent l’objectif du mouvement. « Pour les Sénégalais Yen a marre va de pair avec la contestation, les coups d’éclats, les manifestations dans la rue. Mais le mouvement va bien au delà de cela et met en place une multitude de projets pour transformer la vie des gens », explique-t-il.
« On a évité les pièges de l’inertie et d’instrumentalisation du pouvoir»
« Le mouvement Y en a marre, c’est d’abord un mouvement citoyen dont l’objectif est de mobiliser toutes les énergies pour transformer la société », rappelle Fadel Barro. Il estime pour sa part qu’il y a un temps pour tout et qu’après avoir dénoncé « un régime, le mouvement est maintenant à la phase de structuration de ses projets suite à une longue réflexion sur son avenir ». Selon lui, il fallait éviter « les pièges de l’inertie et d’instrumentalisation du pouvoir ». Le mouvement ficelle actuellement plusieurs projets, notamment sur la gouvernance participative, la démocratie, l’entrepreneuriat des jeunes. « La première phase du chantier a été bouclée après l’installation dans chaque région d’un bureau de Y en a marre. Les jeunes peuvent s’y regrouper, échanger et se connecter », explique Fadel Barro, qui souligne que le « mouvement a aussi mis en place des Forums Wahal ak sa député (parle avec ton député) pour permettre aux jeunes de rencontrer leurs élus ».
Autres projets, le lancement, le 2 mars dernier, de sa première série télévisée sur la citoyenneté, Dox ak sa gox, diffusée tous les lundi matin sur la TFM. Et un site des Yen a maristes devrait aussi voir le jour pour que tous les jeunes témoignent de ce qui se passe dans leur commune. Fadel Barro annonce également que « Yen a marre encadre des jeunes réunis en petits groupes pour entreprendre de petits projets afin de créer leur propre emploi. Certains ont même trouvé des partenariats avec des entreprises indiennes pour transformer le calcaire en craie par exemple ».
« Les critiques, on en entendra toujours, on le sait. Des intellectuels sénégalais ont toujours jalousé notre popularité car ils n’auraient jamais imaginé qu’un petit groupe de rappeurs sortis du fin fond de la banlieue sénégalaise intéresserait Barack Obama ou d’autres personnalités comme Laurent Fabius »
Un projet révolutionnaire, estime le coordonnateur, « car ce sont les jeunes qui s’autofinancent en cotisant 900 FCFA par semaine et ce sont eux qui recherchent leurs partenaires aussi. Le but est de s’en sortir en créant son propre emploi par ses propres moyens ». « Y en a marre se rend également régulièrement sur le terrain », assure Fadel Barro, « dans les régions notamment, et départements comme celui de Kaffrine pour dénoncer la mauvaise commercialisation de l’arachide, qui empêche les paysans d’écouler leurs récoltes depuis que l’Etat les a abandonnés aux spéculateurs. Ils sont ainsi menacés par la famine et contraints à l’exode rural ».
« Le peuple est le seul tuteur du mouvement »
Tous ces projets mis en œuvre sont en train de se concrétiser, assure le mouvement citoyen. Vient alors la question du financement du mouvement. D’autant qu’il est loin de faire l’unanimité au pays de Téranga où les critiques les plus acerbes ont été prononcées à son encontre. Les fondateurs de Y en a marre ont entre autres été accusés de jouer à un double jeu et de profiter de financements juteux des organisations occidentales, ou encore d’être instrumentalisés par des politiques. Certains estiment qu’ils auraient une « mauvaise influence sur la jeunesse sénégalaise car à sa tête il n’y a que des rappeurs indisciplinés, fumant du chanvre ». « Les critiques, on en entendra toujours, on le sait. Des intellectuels sénégalais ont toujours jalousé notre popularité car ils n’auraient jamais imaginé qu’un petit groupe de rappeurs sortis du fin fond de la banlieue sénégalaise intéresserait Barack Obama ou d’autres personnalités comme Laurent Fabius », rétorque Kilifa.
Fadel Barro tient lui à être clair concernant le financement du mouvement : « Le mouvement a connu plusieurs phases de financement. Au départ, il se finançait par la vente de tee-shirt. Mais une fois que Wade est parti et que les manifestations ont cessé, les gens n’en n’achetaient plus. On a cherché alors des partenaires qui partageaient la même vision que nous. C’est le cas des ONG Oxfam et Osiwa, qui financent nos projets liés à la citoyenneté, tels que la production de notre première série télévisée ». En revanche, « Y en a marre ne touche pas un centime de ces ONG partenaires concernant les projets d’entrepreneuriat des jeunes, qui s’autofinancent », précise-t-il.
«Le pouvoir a toujours tenté de nous couper l’herbe sous les pieds pour nous faire taire»
Selon Fadel Barro, « depuis le début, les politiciens ont toujours tenté de nous couper l’herbe sous les pieds pour nous faire taire. Mais le chien aboie et la caravane passe. On a tenu bon ». Il se remémore encore que le pouvoir a usé de plusieurs moyens stratégiques pour enterrer le mouvement pour de bon, en utilisant plusieurs phases. « La première phase a été de chercher à nous corrompre en proposant des billets pour amener certains parents d’entre nous à la Mecque. On nous a proposé des mallettes d’argent. Mais on a refusé ». Puis est venue la phase « d’intimidation avec des menaces de mort, d’emprisonnement de certains membres du mouvement ». Et enfin la troisième phase « a été de diaboliser le mouvement en nous « accusant d’avoir une mauvaise éducation, d’être des bons à rien sans avenir », déplore-t-il. « Pour nous salir, on nous a même accusés d’être financés par Karim Wade, Moustapha Niasse, ou encore Latif Coulibaly, explique le coordonnateur. On a pensé que le mouvement avait forcément un tuteur pourvoyeur de fonds mais le seul tuteur du mouvement, c’est le peuple sénégalais ».
« Pourquoi Bartelemy Diaz (maire de la commune Mermoz-Sacré-coeur), qui a avoué avoir tué un manifestant, est toujours dans la nature, et n’est pas inquiété par la justice ? »
D’ailleurs, « les gens sont toujours surpris par le travail qu’on fait au quotidien, car nous effectuons une transformation sociale, douce, silencieuse, pas spectaculaire », selon Fadel Barro. D’après lui, c’est cette discrétion qui pousse beaucoup à penser que le mouvement n’y est plus. « Quand vous faîtes pousser une plante, ça fait forcément moins de bruits et les médias s’intéressent pas à tous ces projets structurels car ils n’attendent Y en a marre que dans la rue, constamment en train de contester ». Le mouvement a choisi de faire peu de communication sur ses actions, estimant « d’écrire sa contribution au développement par les actes qu’il pose pour montrer au Sénégal qu’il est là. Ça ne sert à rien de faire des déclarations dans le vent », fustige Fadel Barro.
Le but de tout ce travail : arriver à un « Nouveau type de sénégalais » qui n’est pas en opposition a un ancien type de sénégalais, explique le mouvement, mais juste la renaissance des valeurs. Il propose de rechercher dans le passé ce qu’il y a de meilleur pour construire l’avenir du pays, condamnant l’attitude de l’ancien Président Abdoulaye Wade à l’encontre de Macky Sall, dont il a accusé la famille d’être des mangeurs d’hommes. « Nous n’avons pas besoin de ce type de discours qui n’est pas constructif ! Nous voulons une renaissance des valeurs sénégalaises négligées par l’élite politique », clame Fadel Barro.
« Notre génération a déjà été sacrifiée, on travaille pour nos petits fils »
Alors à quand un Sénégal émergent avec un Nouveau type de sénégalais ? « Ce ne sera pas avant 2022, car le chemin est encore long, on n’y est pas encore », assure de son côté Kilifa. Les rappeurs de Keur Gui affirment attendre le Président, qu’ils tiennent à l’œil sur plusieurs questions. Dans leur dernier album, sorti au début de l’année, notamment dans le titre Diogoufi, ils n’ont pas été avares de critiques à l’encontre du dirigeant sénégalais. Bien qu’ils admettent quelques améliorations sociales avec la baisse des prix des denrées alimentaires de première nécessité, et des loyers, il y a beaucoup de choses à revoir. « L’autosuffisance alimentaire en riz n’est toujours pas de mise », selon eux, dénonçant aussi l’attitude de la justice. « La justice a été courageuse sur le cas de Karim Wade jugé pour enrichissement illicite. Mais c’est juste parce que c’est le fils de l’ancien Président Abdoulaye Wade. Pourquoi Bartelemy Diaz (maire de la commune Mermoz-Sacré-coeur), qui a avoué avoir tué un manifestant, est toujours dans la nature, et n’est pas inquiété par la justice ? », s’interroge Thiat, soulignant « que c’est sur toutes ces questions que le Président est attendu.
« Le groupe devra un jour penser à trouver la relève »
En attendant, le mouvement appelle tout Sénégalais à faire son devoir de citoyen pour construire le futur. Pour Kilifa, en effet, les politiciens ont déjà ruiné sa génération. « Désormais on travaille pour les générations futures car pour la nôtre, il est déjà trop tard. Elle a déjà été sacrifiée. Il n’y a rien de bon pour nous ici ! », s’écrie-t-il. « On travaille pour nos petits-fils, ce sont eux qui vont bénéficier des fruits de notre travail », réplique Thiat, ajoutant que « le groupe devra un jour penser à trouver la relève ».
Fadel Barro estime, pour sa part, qu’il est normal que des jeunes acceptent de se sacrifier pour que l’Afrique sorte de son marasme, rappelant que « les Africains ont pendant longtemps été sacrifiés, durant l’esclavage, la colonisation, et durant les réunions de Bretton Woods ». Selon lui, tout Africain doit donc mener le combat pour changer la donne. Toutefois, ce sacrifice « ne veut pas dire finir comme Thomas Sankara. Non. L’idéal serait de finir comme Mandela pour espérer voir un changement de notre vivant ».