Sénégal : remise en cause des frontières de la santé


Lecture 11 min.
El Hadji Papa A. Sy
El Hadji Papa A. Sy

Le Covid-19 continue sa progression au Sénégal malgré tout. Mais le pays fait face, tient dur comme fer au Protocole Raoult, avec des résultats plutôt encourageants. Comment les Sénégalais vivent-ils cette pandémie, trois mois après la découverte des premiers malades ? Quel est le sort du Covid-Organics malgache dans le pays de la Téranga ? Et les émeutes contre les mesures restrictives imposées ? Nous abordons toutes ces questions avec le docteur El Hadji Papa A. Sy.

El Hadji Papa A. Sy est socio-anthropologue au département de Sociologie de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD). Après avoir soutenu une thèse de doctorat sur la question de la pauvreté, il s’est spécialisé dans l’évaluation de programmes et projets de santé, domaine dans lequel il a suivi une série de formations organisée par l’Institut des sciences de l’environnement de l’UCAD et l’université de Californie à Los Angeles. Il dirige par ailleurs le cabinet Agathe Consulting qui conseille les ONG ainsi que le ministère sénégalais de la Famille sur les questions de protection sociale. El Hadji Papa A. Sy s’est prêté volontiers à nos questions.  

Afrik.com: Le Sénégal compte à ce jour (3 juin 2020) 3 836 cas confirmés de personnes atteintes du Covid-19 dont 1 945 guéries et 45 décédées. Quel bilan faites-vous de l’application du Protocole Raoult dont le Sénégal est l’un des premiers pays d’adoption ?

El Hadji Papa A. Sy : Le bilan le plus éloquent est sans nul doute celui fait par le Professeur Moussa Seydi, chef du service des maladies et infections tropicales du Centre hospitalier National de Fann de Dakar, chargé de la coordination de la riposte médicale au Covid-19 : l’hydroxychoroquine combinée à l’azithromycine est, selon lui, efficace pour deux raisons :

1) des malades sont guéris et ont pu rentrer chez eux;

2) aucun des décès survenus au Sénégal (45 à ce jour) n’est dû aux effets secondaires de ce traitement, mais à la comorbidité affectant les malades: le diabète, l’insuffisance rénale, les troubles respiratoires ou l’âge. C’est pourquoi, le communiqué numéro 94 du ministère de la Santé et de l’Action sociale datant de ce jour (3 juin 2020) fait état de 2 063 guéris. C’est fort de ce résultat que le Sénégal a souverainement décidé de poursuivre le Protocole Raoult fondé sur l’empirisme, malgré les attaques de l’étude de The Lancet fondé sur l’algorithme du Big data. L’une des leçons de cette épidémie, c’est de nous offrir en spectacle, hors des coulisses, ce conflit entre l’expérience, les convictions de l’homme et l’Intelligence artificielle. Aussi, cette épidémie a-t-elle permis de trancher les frontières entre la gouvernance mondiale de la santé, incarnée par l’OMS, et la souveraineté nationale.

Le Sénégal a également reçu, à l’instar d’autres pays africains, du Covid-Organics malgache. Que devient finalement au Sénégal ce médicament alors présenté par le Président malgache comme un remède efficace contre le Covid-19 ?

En effet, le Sénégal a reçu de Madagascar 5 000 doses du Covid-Organics au nom de la solidarité entre Africains. Selon le Professeur Daouda Ndiaye en charge des protocoles administrés dans la lutte contre le Covid-19, le médicament offert était en phase de test au Sénégal. Depuis lors, de profondes résistances sont notées chez les tenants de la médecine et les pharmaciens. En effet, admettre que le Covid-Organics qui est d’origine traditionnelle et végétale, est une solution au problème et l’administrer contre le Coronavirus constituerait un précédent qui ruinerait la prétention de Big Pharma et de ses relais internes à se positionner comme l’unique solution. En outre, l’irruption du Covid-Organics a révélé les stigmatisations dont sont victimes deux types d’acteurs :

1) la pharmacognosie d’abord. Le Professeur Emmanuel Bassène qui est le chef de la division de la pharmacopée traditionnelle au ministère de la Santé et de l’Action sociale a fait une sortie médiatique déplorant comment la recherche médicale institutionnalisée depuis 100 ans au Sénégal est volontairement ralentie. Pour preuve, depuis plus de 3 ans, le Document stratégique de son secteur peine à être validé et les fonds tardent à être mis à sa disposition pour dérouler la stratégie et le plan d’action. Aussi, déplore-t-il le fait qu’il n’ait pas été associé à l’introduction du médicament malgache;

2) les tradipraticiens n’ont pas été associés à ce processus. C’est vous dire en conclusion le malaise que le Covid-Organics a installé au sein des instances de gestion de l’épidémie et les capacités de nuisance des firmes pharmaceutiques via leurs compradores. Il faudrait tout de même ajouter que l’épidémie a montré, avec la solution locale malgache, la nécessité de développer une médecine alternative par les plantes, ne serait-ce que pour pallier les défaillances du marché mondial de médicaments, en période d’épidémie.

Assiste-t-on au Sénégal à des stigmatisations d’anciens patients du Covid-19 guéris comme c’est le cas dans certains pays comme le Tchad ?

Oui. Il semble même que le Covid-19 soit par excellence l’épidémie de la stigmatisation. Contrairement au virus Ebola, qui avait une plus forte létalité, la faible létalité du Covid-19 semble se compenser avec la rapidité de la progression de la transmission. Pire, la stigmatisation épouse la dynamique de l’épidémie. Au Sénégal, nous avons assisté, tour à tour, à la stigmatisation du migrant de retour d’Italie, parce que le premier cas de contamination d’un Sénégalais provenait de la diaspora. Concomitamment, les familles de ces migrants, mises en quatorzaine par les services de la surveillance épidémiologique, souffraient de stigmatisations de la part des voisins. Ensuite, ce fut au tour des personnes suspectées : des personnes ayant un malaise dans la rue n’ont pas été assisté ni par les passants ni par les voisins, par peur d’être contaminés.

Ainsi, cinq personnes ont perdu la vie dans la rue sans assistance aucune. Puis, ce sont les terroirs avec d’importants clusters de contamination qui ont été stigmatisés. Quelle que soit la forme qu’elle prend, la stigmatisation se résume au mécanisme qui consiste à désigner un coupable, à charger la responsabilité d’un tiers dans la survenue d’un événement. C’est ainsi que des victimes sont accusées comme dans toutes les épidémies et les endémies. Enfin, ce sont aux morts de Covid-19 que les populations ont refusé l’ultime droit : la simple dignité d’être enterrés. Paradoxalement, ce sont ces mêmes populations qui demandaient que l’Etat fasse revenir les personnes décédées à l’étranger. Le besoin d’être enterré dans sa terre natale, là où le placenta avait été mis en terre, est une donnée antique attestée depuis l’Égypte pharaonique. Si le Covid-19 nous fait assister à cette remise en cause, c’est que de profondes structures mentales sont en train de changer sous l’effet de ce choc épidémiologique.

La reprise des classes initialement prévue pour le 2 juin est reportée à une date ultérieure. Doit-on voir dans ce rétropédalage une crainte du gouvernement d’assouplir les mesures strictes jusque-là appliquées ?

Justement, l’ouverture des classes d’examen qui était prévue pour le 2 juin, a ouvert un chapitre des stigmatisations. En effet, selon les informations, un enseignant rentrant de Guinée Bissau pour prendre service à Ziguinchor à été testé positif au Covid-19 et a contaminé 10 personnes. C’est sur cette base que le Gouvernement a décidé de surseoir à l’ouverture des classes précédemment annoncée. Il semble que ce soit un cas isolé, aucun autre cas de transmission par des enseignants n’a été signalé par les services. Donc la décision a été arrêtée en fonction du risque de propagation du virus.

Apparemment, ce report de la reprise des cours est salué par la population sénégalaise…

Particulièrement l’Eglise catholique qui a publié un communiqué pour dire qu’elle n’ouvrira pas ses établissements d’enseignement. En général, les parents d’élèves n’avaient pas cautionné cette ouverture annoncée du fait du manque de masques et de kits de lavage des mains. Je vous convie à un exercice de calcul : combien en faut-il, chaque jour, pour 20 000 enseignants et 200 000 élèves pour une réouverture totale des classes ? Vous voyez le défi logistique ! Cependant, si cette réouverture progressive des classes était réussie, cela aurait été une première phase pour apprendre à vivre le Covid-19.

Mais les chauffeurs de taxis interurbains, eux, souhaitent la reprise de leurs activités. On a assisté cette semaine à de violents affrontements entre ces chauffeurs et les policiers à Touba. Est-ce la preuve que les populations se lassent finalement de toutes les restrictions entraînées par le Covid-19 ?

C’est Nicolas Machiavel, je crois, qui avait écrit que l’opinion transforme ses besoins en loi. Mais cette opinion n’est pas monolithique. Tandis que les parents d’élèves ne veulent pas d’une reprise des classes, les transporteurs militent pour la suspension du décret ou arrêté interdisant le transport inter-régions de personnes. C’est dire tout le lobbying des transporteurs en ce moment. C’est que cette situation a entraîné une paupérisation massive. L’on imagine mal comment les secteur d’activités déjà chroniquement vulnérables bien avant l’épidémie peuvent mieux se porter après deux mois d’inactivité. Les revenus ne sont pas en baisse, ils n’existent plus pour la plus grande frange de la population. Aussi, le Covid-19 a-t-il révélé deux choses :

1) l’étendue de la pauvreté de la population active qui s’est essoufflée au bout de deux mois seulement,

2) la méconnaissance par l’Etat et ses services de la situation de référence de la pauvreté. Pour apporter des vivres aux ménages nécessiteux, l’Etat n’a pas pu identifier plus de 300 000 ménages pourtant bien inscrits dans le Registre National Unique (RNU) censé loger 2 millions de ménages jugés extrêmement pauvres selon les calculs de la Banque Mondiale. Une partie des ménages du RNU (350 000 environ) bénéficient déjà d’une allocation  trimestrielle de 25 000 F CFA. C’est en partie ce travail d’identification des autres ménages qui a retardé l’acheminement des vivres aux ménages impactés par le Covid-19. C’est dire l’étendue des perdus de vue pour le système de management des risques du pays.

J’espère au moins que le Covid-19 nous aura appris à reconnaître l’ampleur des missions qui nous attendent en matière de protection sociale, entre autres. Allons-nous feindre d’oublier ou bien réaliser les ajustements et réformes qui s’imposent ? Pour l’instant, nous comprenons l’urgence pour les populations de lutter contre les mesures administratives, comme le couvre-feu et l’interdiction du transport interurbain. Leur impact social est lourd à supporter pour ces populations. Pour finir avec Machiavel, le Prince a tout intérêt à écouter la demande sociale et à y répondre de manière satisfaisante. Sa survie politique en dépend. Mais d’un autre côté, il y a l’exigence de briser la chaîne de transmission du virus. L’avenir nous dira si le Gouvernement saura trouver un juste équilibre entre ces urgences contradictoires.

Les gens ont-ils de moins en moins peur de la maladie ?

C’est difficile à dire. Je vais vous raconter une anecdote : alors que nous étions à Touba, quand cette ville fut le premier épicentre de l’épidémie, nous avons demandé à une personne si elle croyait en l’existence du Coronavirus. Elle répondit catégoriquement non, mais enchaîna en demandant que l’équipe lui offre un masque de protection. Telle est le paradoxe de la situation : nier mais se protéger, reconnaître la maladie mais sortir chercher sa pitance, malgré les messages de prévention qui demandaient aux gens de rester chez eux (maintenant, c’est restez prudents avec la levée de certaines restrictions, ndlr).

Avant Touba, il y a eu Cap Skirring, où il y a eu également des émeutes. Cette fois-là, les populations s’étaient soulevées pour protester contre le manque d’eau potable.

Il est nécessaire de distinguer les évènements : à Touba, les populations expriment, par la violence, leur ras-le-bol du couvre-feu. C’est le cas dans le département de Mbacké et la région de Tamba. Quant à Cap Skirring, elles manifestaient pour revendiquer leur droit à être convenablement approvisionnées en eau potable. Ce qui est somme toute un préalable au respect des mesures d’hygiène contre l’épidémie. Mais la violente réponse des autorités fut disproportionnée et inadaptée surtout en Casamance où sévit depuis 1980 une rébellion indépendantiste.

Il nous faut repenser les techniques de maintien de l’ordre en contexte épidémique, car c’est le moment où les rapports entre État et société sont les plus fragiles, d’autant plus que La réponse globale à l’épidémie nécessite l’engagement des communautés.
Globalement, le Covid-19 a mis à rude épreuve les systèmes politiques, sociaux, économiques et religieux. Mais d’un autre côté, c’est un extraordinaire moment d’innovation où cet ensemble est diagnostiqué, disséqué et analysé. L’aurions-nous fait sans ce choc ?

Avatar photo
Par Serge Ouitona, historien, journaliste et spécialiste des questions socio-politiques et économiques en Afrique subsaharienne.
Facebook Linkedin
Newsletter Suivez Afrik.com sur Google News