Malgré l’hiver, la température grimpe à Dakar. Malheureusement habitué aux coupures de courant intempestives, le Sénégal connaît actuellement une crise énergétique sans précédent. Confrontées à une recrudescence des délestages, les populations commencent à perdre patience et manifestent leur colère. Reportage.
Plongés dans l’obscurité depuis des heures et des heures, des groupes de jeunes sont sortis mercredi soir dans différents quartiers de la capitale pour brûler des pneus sur la chaussée. « On est fatigué !, confie Alioune, l’un des émeutiers. Mon frère est tailleur, moi je travaille dans un cyber. Sans courant, on fait comment pour gagner notre vie ? ».
Poubelles renversées, bris de verre sur le sol, au réveil jeudi matin, le quartier de Ouakam porte encore les stigmates des évènements de la nuit précédente. L’agence locale de la Senelec, la compagnie publique d’électricité, ne s’en est pas remise: portes défoncées, vitres brisées, sièges brûlés, climatiseur arraché et enseigne démontée… En banlieue, ces interminables coupures de courant ont été à l’origine de violents affrontements entre jeunes et forces de l’ordre durant ces derniers jours. Les manifestants érigent des barricades et bloquent les routes et, quand les policiers interviennent pour les disperser, les jets de pierre répondent aux grenades lacrymogènes…
Dans certains quartiers, les habitants doivent se contenter de seulement quelques heures de courant par jour. « Trop c’est trop, s’énerve Awa Mbaye, une mère de famille installée à Castors. Chaque année c’est de pire en pire. Nous sommes trop fatigués ! Nos fils ne peuvent pas travailler. Et nous, on reste là à rien faire toute la journée et le soir on dîne à la bougie. Hier, j’ai même dû jeter les poissons que j’avais achetés au marché car ils s’étaient gâtés. » En plus d’exaspérer les populations, les délestages pèsent lourdement sur l’économie nationale. D’après l’économiste Moubarak Lo, qui s’appuie sur les chiffres de l’agence nationale de la statistique, les coupures de courant coûtent au Sénégal 2,2% de PIB.
Si la direction de la Senelec est évidemment dans la ligne de mire des Sénégalais, ils pointent également la responsabilité du président de la République, Abdoulaye Wade, et de son fils Karim, ministre de l’énergie, à qui l’on prête l’ambition de vouloir succéder à « Gorgui » (« le vieux » en wolof), 84 ans. Le journal Sud Quotidien ne s’y est d’ailleurs pas trompé en titrant jeudi matin : « la rue parle à Karim ».
Le front anti-délestage se renforce
Bombardé ministre d’Etat chargé de la Coopération internationale, l’Aménagement du territoire, le Transport aérien et les Infrastructures au lendemain d’une défaite retentissante aux élections municipales où il se présentait à Dakar, le fils du président hérite du portefeuille de l’énergie en octobre dernier. Si son père vante les compétences du fils prodige, l’opposition et certains journalistes d’investigation réputés comme Latif Coulibaly l’accusent surtout d’affairisme et de détournements de fonds publics. Dans le cadre des révélations de télégrammes de la diplomatie américaine par Wikileaks, l’ambassadrice note que Karim est aujourd’hui surnommé « Monsieur 15 % », alors qu’au début de 2007 on l’appelait « Monsieur 10 % ». Abdoulaye et Karim Wade y sont par ailleurs décrits comme plus occupés à ouvrir la voie à une succession dynastique du pouvoir qu’à s’attaquer aux problèmes urgents que sont le prix élevé des denrées de première nécessité et les coupures électriques fréquentes…
Face aux délestages, la gronde s’intensifie. Créé en 2009, un collectif des imams du quartier de Guediawaye, une banlieue de la capitale, a longtemps appelé au boycott des factures d’électricité. Il y a quelques jours, le groupe de rap « Keur Gui », originaire de Kaolack dans le centre du pays, a lancé le mouvement citoyen « Y’en a marre ». « L’obscurité est désormais le quotidien de tous les quartiers et l’électricité est devenue un luxe », constatent Thiat et Kilifeu, les deux membres du groupe. Ils invitent donc les lutteurs, marchands ambulants, ouvriers, étudiants, journalistes, enseignants et artistes à s’associer au mouvement mais, afin d’éviter toute récupération, en excluent les hommes politiques.
Engluée depuis cinq ans dans une crise financière et technique, la Senelec a dû reconnaître qu’elle avait des problèmes de trésorerie et était incapable d’acheter suffisamment de combustible pour faire tourner ses centrales. En décembre, Karim Wade a signé un accord de coopération avec EDF pour restructurer le secteur électrique national. D’après Gérard Wolf, directeur des affaires internationales d’EDF, les problèmes énergétiques du Sénégal devraient être réglé à l’horizon… 2015. En attendant, les Wade père et fils devront faire face au verdict des Sénégalais lors de l’élection présidentielle de l’année prochaine.