Ce n’est pas un combat du bien contre le mal. L’histoire des talibés enchainés à Ndiagne est présentée à dessein comme un combat entre des forces bonnes du côté religieux, que des « complexés » et agents étrangers chercheraient à combattre pour les conditionner. L’Etat est vu comme le bras armé de tous ceux qui sont outrés par le traitement des jeunes dans les daaras. Un tel raisonnement ne tient guère, car la liste des morts d’enfants, de cas d’abus et de sévices est longue. Toute l’année durant, les rubriques des faits divers, dans la presse, relaient des cas de violences on ne peut plus sidérants. Au-delà de ce que révèlent les rapports des organismes et institutions compétents au Sénégal, qui ne cessent de montrer l’ampleur de la situation et de la gravité des faits, nous observons à chaque coin de rue, la maltraitance d’enfants en guenilles, faméliques, avec des plaies suintantes.
Comme d’habitude, la défense choisie est de présenter cela comme un combat contre l’islam par des gens sans foi ni morale. Le plan de jeu reste le même : faire le tour de toutes les maisons religieuses, indexer l’Etat comme cheval de Troie d’un mal étranger, l’invective et la caricature de « néo-colonisés » pour toute personne indignée. Le journaliste Barka Bâ a bien identifié cette barbarie qu’on tente de justifier par du populisme religieux. Le chercheur Amadou Sow a également déconstruit, d’une façon édifiante, l’éducation par les sévices corporels dans notre société en présentant l’éducation religieuse et des pratiques traditionnelles comme les cérémonies entourant la circoncision. La lecture de L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane n’aura pas été plus actuelle.
Face à un acte ignoble qu’on ne peut que condamner par humanisme et par logique, les ennemis sont vite trouvés et deux camps, que rien ne pourra concilier, vont encore s’affronter. On dit bien que lorsqu’on a sa conscience pour soi, la fabrique d’ennemis est libre et notre morale est la seule qui vaille. Nul ne serait surpris de voir les défenseurs du Serigne daara (maître coranique) être les premiers à s’indigner si une image de violence aussi terrible, sortait d’une cérémonie traditionnelle, propre à nos aïeux, qu’on aime disqualifier en converti assumé de « ceddo ». Nous nous indignons des sévices et autres traitements infligés par les personnes mises en esclavage durant la traite négrière. Dire que Khadim Guèye, le maître coranique de Ndiagne, a utilisé les mêmes outils et méthodes barbares que les négriers du 15ème siècle pour entraver de pauvres mômes sur qui il avait une autorité et une mission de les éduquer !
Au-delà d’un sentiment humaniste et d’une empathie qu’on ne pourrait inculquer à tous, le problème des talibés, dans son ensemble sera, dans un horizon à moyen et long termes, une sérieuse claque pour notre société. On ne peut laisser des jeunes dans la rue, de la toute petite enfance à la fin de leur adolescence, sans aucune formation. La seule chose à laquelle ils sont formés est de quémander ou pire d’exiger des pièces. S’ils n’y arrivent pas, ils s’adonnent à des larcins sans se rendre compte qu’ils sont en train de s’exercer, de se former à devenir de grands brigands de demain. Il nous revient encore les paroles de Elvis Presley dans In the Ghetto qui disait en 1969 : « Dans le ghetto, vous autres ne comprenez-vous pas ; cet enfant a besoin qu’on l’aide ; ou tôt ou tard il deviendra un jeune homme plein de rancœur ; regardez-vous et moi ; sommes-nous trop aveugles pour voir ; ou ne faisons-nous que détourner le regard pour regarder de l’autre côté ».
C’est donc notre responsabilité à nous tous. Le parent qui envoie son enfant dans ces conditions, la société qui laisse faire, l’Etat qui détourne le regard, la personne complice qui donne une pièce ou une aumône quelconque (pour se protéger d’on ne fait quel mauvais sort) à cet enfant. Ce geste, peut-être naïf ou innocent, justifie que cet enfant soit utilisé comme un agent économique dans une vulgaire opération de traite de personnes. On va relire « La grève des battù » de Aminata Sow Fall. En atteignant la majorité, de tels jeunes seront amers, si aucune perspective viable ne leur est offerte. La société, qui a observé en silence et a été complice de leur difficile sort, sera la première à subir sa furie. Espérons avoir tort !
Une élite faussement bigote
La situation récente sur les talibés éclaire le jeu trouble de l’élite intellectuelle et économique sénégalaise. Le jeu d’une carte populiste à fond, fait d’un discours d’une orthodoxie sincère et d’un profond respect des valeurs traditionnelles s’expose au grand jour. Ils sont nombreux à s’empresser pour donner des parcours de jeunes formés à la dure, d’une éducation de braves leur ayant donné une orthodoxie. L’hirondelle qui ne fait pas le printemps. Toutefois, ils ne diront pas que leurs familles et proches sont dans les meilleures écoles du pays, exclus de tout ce système qui fait des enfants des machines à sous, proies de tout détraqué et exutoire de toute violence. A nos enfants, les meilleurs des avantages ; à la masse de se débrouiller avec sa progéniture !
Tant dans les établissements d’enseignement laïc que ceux d’orientation religieuse, les classes sont remplies d’enfants de l’élite sénégalaise qui ne se gêne pas de voir des talibés martyrisés ou enchaînés, mais collerait un procès au premier enseignant qui rabrouerait ses propres enfants. C’est cette même élite qui, pour protéger des intérêts et conforter sa posture, ne se gêne pas pour appeler chefs religieux, prédicateurs et communicateurs traditionnels à faire montre d’une sincérité face à un Etat « sans valeur », voire athée, à la solde d’intérêts étrangers pour implanter des valeurs qui ne sont pas les nôtres. La sympathie populaire se gagne vite en se peignant comme un individu qui a trimé, fait face au pire de ce que la société sénégalaise offre à l’enfance, mais qui aura sa réussite. La pièce du pieu à fond dans les valeurs morales et du faux dévot, est celle que joue le mieux l’élite sénégalaise.
Qui parmi les défenseurs du marabout tortionnaire peut dire à la face du monde avoir envoyé son propre enfant à ces « daaras » où ils nous disent avoir été personnellement brimés ? Qui parmi ces chefs religieux qui voudraient sauver un modèle d’éducation religieuse ringard, archaïque et inhumain, peut nous dire que ses propres enfants ou ses petits-enfants sont dans ces daaras et dans de telles conditions ? Qui peut nous faire croire que l’éducation religieuse islamique tiendrait à la souffrance et à la « martyrisation » de l’apprenant ? Qui parmi ces personnes qui tiennent tant à conserver ces modèles d’un autre âge, pousse sa foi et son attachement atavique à ce modèle jusqu’à renoncer aux avantages et autres conforts qu’offre la modernité ? Et puis, il y en a certes qui ont été dans des daaras où ils avaient été torturés et qui ont réussi dans leur vie. Combien ont connu des chemins de traverse du fait de mauvais traitements dans ces lieux d’éducation ? Ces derniers n’ont sans doute pas eu l’occasion d’exposer dans les médias leurs blessures, leurs balafres et leurs drames.
Une autre chose également condamnable dans cette situation, est la posture transparente des acteurs de la Société civile et du monde politique. L’entrain qui est montré pour des questions politiques n’est pas le même pour le sort des enfants dans un pays jeune. Mise à part l’interpellation du gouvernement par la députée Mame Diarra Fam à l’Assemblée nationale, les déclarations sensées et fortes sur ce sujet sont rares. Au contraire, la plupart de ceux qui se prononcent justifient l’acte ignoble du maître coranique de Ndiagne. A la vérité, ce n’est ni plus ni moins qu’une forme d’apologie du crime. On regrettera une fois de plus que ce soient des autorités morales et religieuses qui s’empressent de monter au créneau pour parler sans aucune lucidité ou connaissance des questions.
Le Président Macky Sall semblait avoir compris le danger de voir les chefs religieux donner l’impression de diriger le pays ou de guider les décisions majeures dans la vie de la Nation, quand il les exhortait en quelque sorte à rester à leur place. Il n’est pas fortuit que toutes les grosses polémiques qui ont eu à occuper l’opinion publique, les derniers mois, sont consécutives à des sorties inopportunes de chefs religieux.
La défiance sans fin à l’autorité publique
La chose qui est le plus à regretter dans toute cette situation est la mise à sac du Tribunal de Louga. C’est effroyable. Nous n’avons cessé d’alerter dans ces colonnes sur la défiance répétée à l’autorité publique et sur le manque de respect à la chose commune. Le Sénégal se mue lentement en un Etat où le désordre et la désobéissance sont les voies privilégiées pour se faire entendre. Le respect dû aux institutions se perd et chaque citoyen pense pouvoir faire justice ou rétablir ses droits par la force des insultes, de la violence et d’une pression quelconque. Il revient à l’Etat républicain, pour le bien de tous, de se montrer maître du jeu. Il y a un ordre et une stabilité à garder. L’onction accordée au pouvoir est de veiller à la sécurité de tous et au respect de tous. Quel message est renvoyé à des magistrats dont les audiences peuvent être sabotées par des groupes mécontents ?
Quelle image peut-on donner aux forces de sécurité si toute personne mécontente ou insatisfaite se mettait à casser du tout et impunément ? Quelle image renvoie-t-on à un pays majoritairement jeune en sabotant et en troublant l’ordre, même dans la faute ? Le ministre de la Justice, Me Malick Sall, a promis une traque des responsables et des sanctions à la hauteur de leurs actes délictuels, nous attendons de voir. Il serait triste que dans quelques mois, une nouvelle tribune revienne parler du sort des talibés ou de l’impunité des vandales du Tribunal de Louga, alors que tout un dispositif légal existe pour y mettre un terme de façon concertée et définitive.
L’autorité de l’Etat se trouve bafouée à chaque instant et cet Etat est orphelin de défenseur et protecteur. Quelle est cette idée du Président Macky Sall d’aller discuter, devant les caméras, avec le khalife général des mourides, immédiatement après que ce dernier avait fini de menacer l’Etat ? Comment les juges en charge du dossier en cause pourront-ils ne pas prendre cette rencontre comme un signal, une forme de pression sur la décision qu’ils sont appelés à prendre dans cette affaire pendante devant leur juridiction ? Comment cet Etat du Sénégal n’a pas été capable de protéger le Tribunal de Louga des vandales, en dépit des réels risques et menaces qu’on pouvait facilement percevoir avec les déclarations intempestives entendues çà et là ?
L’Etat n’a pas l’excuse d’avoir été surpris par ces hordes de vandales. Aussi, plus d’une semaine après les faits, aucune arrestation n’a été opérée dans les rangs de ces personnes qui se pavanent dans les rues pour se vanter de leur geste. Plus grave, d’autres guides religieux déclarent publiquement enjoindre leurs fidèles à aller occuper la prison de Louga, en cas de condamnation de Khadim Guèye. Ce ne serait peut-être pas trop demander aux juges de Louga, dans le rendu de leur verdict, le 4 décembre 2019, de prendre leurs responsabilités en toute conscience et que si cela leur chante, les autorités de l’Etat puissent intervenir dans les limites de leurs prérogatives pour faire bénéficier, après coup, de mesures particulières aux personnes mises en cause.
Quelqu’un avait saccagé le stade de Mbacké et l’avait annoncé urbi et orbi, pour ne s’en tirer qu’avec une faible peine de sursis. Si, encore une fois de plus, les vandales du Tribunal de Louga restent impunis et que ce sinistre tortionnaire de maître coranique de Ndiagne s’en sort sans coup férir, l’autorité de l’Etat et le sens de la justice en prendront un sacré coup. Si le juge absout le bourreau de Ndiagne, « il aura jugé mais n’aura pas rendu justice », pour paraphraser le célèbre avocat français, Eric Dupont-Moretti. Il est encore désolant que la classe politique se taise comme une carpe, face à cette agression contre l’ordre républicain perpétrée au Tribunal de Louga. Les juges n’ont eu la vie sauve qu’en se réfugiant dans les bas-fonds de leur tribunal. Nous le disions dans une chronique en date du 11 novembre 2019, que seul le calendrier électoral intéresse nos hommes politiques sénégalais !
Par Madiambal DIAGNE, président du Groupe Avenir Communication, directeur du journal Le Quotidien, président de l’Union de la Presse Francophone