La Côte d’Ivoire est sur le point de mettre en place un Sénat, institution créée par la Constitution de 2016. A première vue on peut se dire qu’un renforcement du Parlement est une bonne nouvelle mais qu’en est-il réellement ?
Dans son article, Blandine ANGBAKO, s’inquiète du non respect du droit en Côte d’Ivoire. D’abord l’élection précipitée des sénateurs se fait dans un contexte où aucune loi organique n’a été prise pour organiser le Sénat ; rajoutons que c’est le Président de la République qui a décidé de la date des élections, sans aucun mandat de l’Assemblée Nationale pour le faire. Dans quelques mois, des élections locales sont attendues (les futurs élus sont des grands électeurs à même de voter pour les sénateurs) et c’est avant cette élection, alors qu’il ne reste que quelques jours de mandats aux équipes en place, que la date des sénatoriales a été fixée… Tout cela ne sent pas trop la démocratie…
L’une des réformes apportée par la Constitution du 08 novembre 2016 est la création d’un Sénat. Le Parlement de Côte d’Ivoire devient donc bicaméral. Aux termes de l’article 87 de la Constitution, le Sénat a pour mission de représenter les collectivités territoriales et les Ivoiriens de l’extérieur. La raison d’être de cette institution est légitime, néanmoins, il importe de s’interroger sur les motivations sous-jacentes de sa mise en place de manière aussi empressée au prix d’entorse à la norme fondamentale.
Une ordonnance anticonstitutionnelle
En principe, selon l’article 90 de la Constitution, « les conditions d’éligibilité et de nomination, le régime des inéligibilités et incompatibilités, les modalités de scrutin » et toutes autres conditions relatives à l’élection sénatoriale sont fixées par une loi organique. Une loi organique est un texte voté par l’Assemblée Nationale et ayant « pour objet de préciser ou de compléter les dispositions relatives à l’organisation et/ou au fonctionnement des Institutions, structures et systèmes » de l’Etat nous précise l’article 107 de la Constitution. En clair, il s’agit d’une loi qui organise le fonctionnement des Institutions de la République.
Mais contre toute attente et en contradiction avec la Constitution, une ordonnance n°2018-6143 en date du 14 février 2018 a été prise à la place d’une loi organique pour définir les conditions de l’élection des sénateurs. Il est certes légal pour le président de la République de prendre certaines décisions relevant du domaine de la loi en recourant aux ordonnances. Toutefois, la Constitution pose dans ce cas un préalable. Il s’agit en l’occurrence de « l’autorisation du Parlement » selon les termes de l’article 106 de la Constitution. Cette autorisation, lui est accordée pour une durée déterminée à travers une loi que l’on dénomme « loi d’habilitation ». A l’évidence, cette procédure n’a pas été respectée.
Malheureusement l’utilisation de l’ordonnance n’est pas un fait inédit en Côte d’Ivoire. Rappelons qu’en 2013, une loi d’habilitation n°2013-273 du 23 avril 2013 votée par le parlement accordait au Président de la République le pouvoir de gouverner par ordonnance durant l’année 2013. L’ordonnance du 14 février 2018, prise au mépris des règles procédurales prescrites par la Constitution, marque un recul dans l’histoire démocratique ivoirienne. Elle ouvre la voie à d’autres décisions anticonstitutionnelles à venir dont nous ne pouvons encore mesurer les conséquences.
Fast-food sénatorial gage d’un 3ème mandat ?
Le 14 février 2018, le président de la République prenait en Conseil des Ministres une ordonnance fixant les règles de l’élection sénatoriale. Une semaine après, la date de ces élections était connue. L’information a été donnée à l’issue du Conseil des Ministres du 21 Février qui fixait les élections sénatoriales au 24 Mars, soit un mois après cette ordonnance. Ce même jour du 21 février, la Commission électorale indépendante (CEI) indiquait, par un communiqué, la date et les conditions de dépôt des dossiers de candidature. Les candidats avaient du 23 février au 09 mars 2018 pour faire parvenir leurs dossiers devant l’instance en charge de l’organisation des élections.
Tout observateur de la scène politique ivoirienne vous dira que l’urgence avec laquelle le Sénat est mis en place n’est pas étrangère au scrutin présidentiel de 2020. En effet, le mandat des maires, conseillers municipaux et régionaux s’achève en principe durant cette année 2018. Or ceux-ci font parti du collège électoral. Ainsi, nommer un tiers des Sénateurs et faire élire les deux tiers par des élus acquis à sa cause garantit à l’exécutif ivoirien une majorité partisane au Sénat. Cette majorité partisane peut s’avérer utile lorsqu’il s’agira de contourner le peuple pour des révisions constitutionnelles telles la limitation du mandat présidentiel. De même, au regard des incertitudes qui planent sur l’alliance politique RHDP (coalition au pouvoir) pour les élections 2020, il s’avère nécessaire de donner de la place à certains amis au sein d’une institution pour motiver leur soutien.
Ainsi, la création du Sénat s’inscrit dans une logique de « business institutionnel » où l’on détourne les règles du jeu afin de les monnayer contre des privilèges, des faveurs, des soutiens et des alliances politiciennes.
La solution de facilité au détriment des réformes de fond
S’il n’existe pas légalement de timing exigé pour la mise en place d’une institution. Le bon sens pour un pays, si longtemps divisé au lendemain des échéances électorales, aurait voulu que l’on prenne le temps de réformer les institutions existantes et respecter les préalables démocratiques qui font défaut. Il s’agit du caractère illégal voire illégitime de l’instance en charge des élections, la CEI.
Souvenons nous que, par une décision du 18 novembre 2016, la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP) ‘’condamnait’’ l’État de Côte d’Ivoire à reformer la CEI qu’elle juge « discriminatoire envers l’opposition et les candidats indépendants » en plus de douter de son « indépendance et de son impartialité ». Ainsi selon la CADHP, la CEI, dans sa composition actuelle, n’est pas conforme aux normes internationales ratifiées par la Côte d’Ivoire. Au lieu d’entamer cette reforme de la CEI, l’Etat ivoirien a préféré ignorer la décision après avoir tenté le 17 mai 2017 un recours contre elle. Pourtant la réforme s’avère nécessaire. Mais il semble plus facile de créer plutôt que de réformer les institutions existantes.
La création du Sénat est en réalité le moyen pour l’exécutif d’avoir la mainmise sur le législatif. Avoir une majorité acquise au Sénat peut servir de contre-pouvoir à l’Assemblée Nationale dont le Président affiche des velléités de conquête du pouvoir présidentiel. Déjà l’Assemblée Nationale a été contournée pour l’établissement des règles d’élection des Sénateurs. L’on ne peut donc exclure cette méthode pour l’élaboration des normes relatives aux attributions, à l’organisation et au fonctionnement du Sénat. L’occasion est donc toute trouvée pour donner plus de pouvoir au Sénat, prétexte pour limiter le pouvoir de l’Assemblée Nationale. Mais ce Sénat ne ferra en réalité que suivre les directives de l’exécutif qui l’a nommé.
A l’analyse, la Côte d’Ivoire vit les effets pervers de son régime politique présidentialiste. Légalement et en pratique, l’exécutif est le pouvoir dominant par rapport au législatif et au judiciaire. Cet exécutif tricéphale concentre tout le pouvoir entre les mains du Chef de l’État. Sortir de ce régime hostile à la limitation des pouvoirs demeure la seule voie de salut pour une réelle démocratisation du pays.
Blandine ANGBAKO, Juriste ivoirienne.