La dernière enquête du HCP (Haut Commissariat au Plan), publiée ce mois d’octobre, sur le secteur informel, a de nouveau confirmé, si besoin est, qu’avec près de 1,7 million d’unités de production hors agriculture, l’économie marocaine n’est pas prête de se moderniser. La faute à qui ? Au vilain petit canard de l’informel, répéteront en chœur les autorités publiques!
Certes, il y a toujours des individus qui cherchent à contourner les règles, à fuir les impôts, mais il serait complètement injuste de considérer tous les opérateurs de l’informel comme des voyous ou des hors la loi. On pourrait dire cela si entreprendre dans le secteur formel était facile pour tout le monde. Est-ce le cas ? Malheureusement, non ! Car entreprendre au Maroc est compliqué en raison, d’une part, du coût élevé des facteurs de production, à savoir le capital, le travail, le foncier ; et d’autre part, en raison des coûts institutionnels liés aux complexités administratives et bureaucratiques.
Prenez par exemple le financement : il est difficilement accessible à la majorité des entrepreneurs. En témoigne le mauvais classement du Maroc dans la rubrique obtention des prêts du Doing Business 2016, soit la 109ème place (sur 185). Autant dire un point noir dans l’environnement des affaires du Maroc. La cherté du financement ne s’explique pas seulement par l’avidité des banques, mais aussi par la prime de risque élevée qu’elles appliquent. La raison est à mettre sur le compte du déficit de protection légale des prêteurs et des emprunteurs, mais aussi sur la faible diffusion d’informations sur la solvabilité des clients. Cela accroît le risque pour les banques de se retrouver avec des créances en souffrance, lesquelles ont atteint 7% en 2015. Il n’est pas étonnant alors, surtout dans un marché qui manque de concurrence, que les banques demandent des garanties exorbitantes allant jusqu’à 171% de la valeur du prêt. Cette difficulté d’accès au financement oblige les entrepreneurs à se contenter de micro-projets et d’activités à faible valeur ajoutée constituant la quasi-totalité de l’informel, ce qui les empêche de grandir et de se moderniser.
Le coût du travail n’est pas en reste, puisque en raison de la complexité des procédures de licenciement et d’embauche, recruter devient problématique car licencier est très risqué et très cher en cas de retournement de conjoncture ou d’erreur dans le choix du candidat. D’ailleurs le Maroc est réputé détenir le troisième coût de licenciement le plus élevé dans la région MENA avec un coût équivalant à 85 semaines de salaires contre 17 seulement en Algérie et en Tunisie par exemple. Sans parler des différentes charges sociales et prélèvements qui poussent les entreprises à préférer le travail au noir et à renoncer à faire des contrats. A ce propos, l’enquête de l’HCP révèle un chiffre effrayant selon lequel près de 98% des travailleurs de l’informel n’ont ni contrat, ni protection sociale.
Le foncier est également un vrai casse-tête en raison de la difficulté de trouver des locaux à un prix accessible, tout simplement, en raison de la cherté du foncier. D’ailleurs, selon l’enquête du HCP, près de 52% des unités informelles ne possèdent pas de local. Impossible de se structurer et de passer au secteur formel dans ces conditions. La cherté du foncier trouve son explication dans des réglementations de zonage pas toujours très intelligentes, l’absence de définition claire et de protection effective des droits de propriété, sans oublier la multiplicité des statuts et le caractère désuet de l’arsenal juridique. Cela explique pourquoi plusieurs propriétés sont inexploitées et non valorisées car n’ayant pas de titres fonciers, c’est ce que l’économiste péruvien Hernado de Soto appelle « le capital mort ». La résolution de la problématique du foncier ne peut aboutir si la procédure de sécurisation reste chère. Le coût atteint 25% de la valeur de la créance contre 21% dans les pays de l’OCDE. Cela crée de l’incertitude judiciaire qui décourage les entrepreneurs potentiels à s’engager dans le formel où les contrats comportent de gros enjeux financiers. Ils préfèrent alors rester petits.
Enfin, et comme si ce n’était pas assez, les entrepreneurs potentiels doivent aussi subir des coûts supplémentaires en raisons de la complexité et la lenteur des procédures. A titre d’illustration, il est tout simplement inadmissible que l’on soit obligé de payer 1953% du revenu par habitant pour se raccorder au réseau d’électricité, contre 65% dans les pays de l’OCDE. Tout aussi inacceptable qu’en raison de l’inertie de l’administration douanière, les coûts s’élèvent à 354 dollars à l’export et 862 dollars à l’import, contre respectivement 196 dollars et 148 dollars chez les pays de l’OCDE. Quant au coût de la liquidation, il atteint 18% de la valeur du patrimoine, soit deux fois plus que dans les pays de l’OCDE. La défaillance de la bureaucratie marocaine fait subir des charges supplémentaires aux entrepreneurs qui veulent se conformer aux règles en vigueur, ce qui réduit à leurs yeux l’attractivité du secteur formel.
Face à ces coût artificiellement élevés, les entrepreneurs marocains potentiels se trouvent confrontés à un choix cornélien : soit activer leur relationnel et/ou payer des pots-de-vin pour contourner les règles. Soit se rabattre sur l’informel, comme choix par défaut, afin de pouvoir survivre. Dès lors, il est déplacé de parler de guerre contre l’informel qui subit déjà les affres de la guerre réglementaire, fiscale et bureaucratique.
Avec 12% du PIB et 37% des emplois non-agricoles, l’informel ne doit pas être perçu comme une menace, mais plutôt comme une véritable opportunité à condition de l’aider à se structurer et à se développer, surtout si l’on connaît son potentiel de rendement et de marge de progression élevé. Alors, au lieu de jeter la pierre à l’informel, les autorités responsables feraient bien de lui enlever les pierres qu’elles font peser sur lui. Sinon le proverbe « pour vivre heureux, vivons cachés » aura de beaux jours devant lui…