
Samira Mizbar est sociologue à Tanger et travaille à l’Instance Nationale d’Evaluation au Conseil Supérieur de l’Éducation, de la Formation et de la Recherche Scientifique (CSEFRS). Outre cela, elle a travaillé durant 13 ans en tant que prospectiviste et socioéconomiste au Haut Commissariat au Plan (HCP). Elle répond à nos questions :
1 — Est-ce que les études sociologiques (et les sociologues, en fait) sont beaucoup plus rares qu’elles ne devraient, pour un pays comme le vôtre ? Ou estimez-vous que nous avons un nombre suffisant de sociologues et d’études (suffisamment diversifiées) ?
Samira Mizbar : La recherche en sciences humaines en règle générale est en très grande difficulté. Il y a d’une part un manque de moyens accordés à la recherche de terrain. Les enseignants-chercheurs rencontrent de vrais obstacles pour faire des missions de terrain d’envergure et souvent ne peuvent qu’entrer en partenariat dans des programmes de recherche étrangers s’ils veulent avoir accès à des financements suffisants. D’autre part, les revues et publications sont peu nombreuses et sans rayonnement international. La langue de publication est aussi un problème. Les articles en langue arabe ne trouvent pas leur public et ne servent pas à alimenter les débats nationaux. De fait, ils ne font que circuler dans des réseaux acquis. Et comme on sait, la complaisance est ennemie du savoir. Comme souvent ces travaux ne sont pas représentatifs ou restent théoriques, ils n’attirent l’attention que d’une population réduite.
Le dernier point à noter concerne le processus de recrutement des chercheurs. Les dynamiques de cooptation, notamment à l’université, mais pas seulement, ne se basent pas uniquement sur les compétences des candidats, mais sur d’autres critères, souvent considérés comme plus importants, comme l’appartenance du candidat à un réseau de clientélisme ou encore ses relations avec un professeur influent. Au-delà des slogans martelés, dans la réalité, la capacité de produire des réflexions et de les faire circuler auprès des pairs n’entre que très peu en ligne de compte dans les processus de recrutement. Je ne prends pas en considération dans mon raisonnement les consultations menées par les différentes institutions gouvernementales sur des sujets particuliers et qui mobilisent certains sociologues. Mon jugement est assez sévère à ce sujet : la relation maitre d’ouvrage/prestataire fausse souvent les réflexions et conclusions.
Cette situation dessert complètement le pays. Le développement socio-économique induit des vitesses différenciées de rythme de développement auprès de la population. Sans réflexion sur les différentes catégories de population et sur leurs comportements face aux mutations sociales et économiques, subies ou voulues, l’État ne peut accompagner l’évolution du pays et assurer une dynamique positive aux politiques publiques. Ces dernières ne peuvent d’ailleurs être performantes si elles ne prennent pas en considération le substrat social dans lequel elles sont censées être appliquées. Pire, les dégâts peuvent être considérables et irréversibles quand les caractéristiques de la société ne sont pas considérées, aboutissant à des résultats inverses à ce qui était souhaité.
Malheureusement, l’illusion technocratique alimente la marginalisation de la sociologie et des sciences sociales en général. Cette conviction ancrée dans les imaginaires, qui contribue à la perte de sens du politique face à un libéralisme fantasmé, perdure malgré les crises locales vécues régulièrement, alimentant la défiance des citoyens face aux faiseurs des politiques et handicapant les perspectives de développement du pays.
2 — Est-ce que, selon vous, les études sociologiques influencent suffisamment les politiques et la gestion au Maroc ?
Samira Mizbar : Non. Les études sociologiques ne sont pas prises en considération et les études de faisabilité des politiques publiques, quand elles existent, mobilisent très peu les sociologues. Souvent, ces derniers sont mobilisés dans les projets financés par les organisations internationales, mais au niveau national, ils sont systématiquement marginalisés. Quelques exceptions existent : le rapport du cinquantenaire qui avait été rédigé pour dégager des orientations stratégiques à l’horizon 2025 et les commissions royales telles que celles concernant la régionalisation avancée, la constitution, le nouveau modèle de développement ou encore la Moudawana.
Un exemple de politique publique ayant mobilisé les outils de la sociologie, auquel j’ai participé, est le projet de melkisation des terres collectives situées en périmètres d’irrigation mis en œuvre dans le cadre du Compact II, du partenariat maroco-américain, qui a permis la création de titres de propriété de terres agricoles à 46 400 bénéficiaires dont 16 000 femmes. Sans l’utilisation des sciences humaines et sociales pour comprendre les populations, ce projet n’aurait jamais pu réussir, en témoignent les tentatives précédentes qui ont toutes échoué.
La règle générale de développement et d’implémentation des politiques publiques structurantes est l’exclusion de toute réflexion en sciences humaines et sociales pour comprendre les objets concernés par ces politiques. Beaucoup d’exemples peuvent illustrer les situations problématiques dans lesquelles se retrouvent gouvernants et gouvernés du fait de cette gestion technocratique de la chose publique. C’est le cas en ce moment dans l’oasis de Figuig où le transfert de la gestion de l’eau potable à une société régionale semi-privée basée à Oujda, à 400 km de là, est refusé en bloc par la population oasienne vivant sur place. Plus qu’une simple question de management, il est question ici de vie ou de mort de cette cité porte du désert. En effet, sans la maitrise et le contrôle de ses ressources naturelles, c’est l’identité même de l’oasis et de sa population qui est niée. Sans vision de développement de ces espaces, dans un contexte de défaillance des services publics, tolérée et quelquefois même encouragée, et de retrait de l’État des secteurs vitaux, le résultat de ce conflit ne pourra qu’augmenter le décrochage de la population de son engagement citoyen. Il s’agit là d’un exemple parmi d’autres. L’histoire nous a montré où le cumul de ces situations peut mener un pays.
3— Vous avez étudié en France. Pouvez-vous nous parler de la différence des états des lieux ici et là-bas ?
Samira Mizbar : J’ai non seulement étudié en France, mais j’y ai aussi grandi. Comparer les systèmes éducatifs n’a pas de sens, même si le Maroc s’est toujours inspiré de l’exemple français dans ses politiques publiques. Au Maroc, la politique culturelle nationale est très pauvre. Elle ne peut donc servir de support à la politique éducative. Quand le fait de lire est une exception, comment voulez-vous avoir des chercheurs et des producteurs de réflexion ? Quand il n’y a pas de politique du livre, comment voulez-vous que quelqu’un écrive, partage de la réflexion et propose des idées en débat ?
Mon cursus universitaire m’a permis d’avoir accès non seulement à un savoir complet, mobilisant toutes les sciences humaines et sociales, mais aussi aux producteurs de ces idées, véritables chercheurs de terrain. Loin d’avoir eu un enseignement encyclopédique, j’ai eu accès à un savoir basé sur la recherche-action, concret avant d’être théorique.
Ce n’est malheureusement pas le cas au Maroc. Les étudiants qui arrivent à terme de leur cursus universitaire ne doivent leur réussite qu’à leur persévérance et leur ferme volonté. Tous les abandons sont autant de pertes de ressources pour le pays.
4— Pour un pays voulant être un État social, comme le Maroc, quelles devraient être l’importance et les fonctions de la sociologie ? Et pourquoi ?
Samira Mizbar : La sociologie et l’anthropologie devraient être au centre des spécialités mobilisées dans ce vaste chantier, sans cela les efforts fournis passeront à côté de l’essentiel. Pour pouvoir apporter une aide à la population, il faut pouvoir en qualifier les différentes catégories pour déterminer le type d’aide nécessaire et leur quantité. Cette qualification peut paraitre simple de prime abord, mais ce n’est pas le cas. Aussi, la question des seuils à partir desquels les personnes ont besoin d’aide est une question essentielle dans une société hétérogène en termes de conditions de vie. Nous ne pouvons nous cacher indéfiniment derrière les indicateurs internationaux.
Société multiculturelle et à vitesse multidimensionnelle, prendre le risque de laisser de côté des populations ou des zones du pays coûterait très cher à tout le monde, un jour ou l’autre. L’avenir du pays ne doit pas être mis en jeu et prudence est de mise pour avancer, non pas en défaisant, mais en consolidant.
5— Quel serait l’apport potentiel de la sociologie pour la société et l’État marocains si celle-ci était considérée comme il se doit ?
Samira Mizbar : La sociologie pourrait faciliter la mise en œuvre de politiques publiques pertinentes et adaptées à sa population. Or celles-ci ont pour vocation à évoluer en fonction des changements. N’oublions pas que le premier acteur du changement, quel qu’il soit, est la population. Ne pas prendre cela en considération, c’est prendre le risque d’ignorer les évolutions et donc ses dynamiques. Au final, c’est passer à côté du développement potentiel.
Comprendre la population, c’est faciliter l’évaluation des politiques publiques et leur amélioration. Ne pas la comprendre, c’est se condamner à leur échec.
Aussi, prétendre connaitre sa population est encore pire que ne pas la connaitre. On le voit dans le refus de prendre à bras le corps certains sujets de société : les nouvelles formes de vie de couple hors mariage, les avortements, les naissances hors mariage, la vie maritale pour ce qui concerne la sphère privée, ou encore la relation au travail pour la sphère professionnelle. Ce n’est pas parce que certains sujets sont soigneusement évités qu’ils n’existent pas : la société développe des stratégies insoupçonnées pour s’adapter aux contraintes auxquelles elle fait face. Le dernier mot revient toujours à la population qu’on le veuille ou non.
6— Pouvez-vous nous donner un exemple des risques encourus si on n’accorde pas l’importance idoine à la sociologie ?
Samira Mizbar : Il y a un sujet qui mérite une vigilance accrue : les différences générationnelles. Passer à côté de l’analyse de la population en pensant bien la connaitre fait prendre le risque de se retrouver face à une population totalement méconnue dans un court terme. Une seule donnée : en 2050, la totalité de la population sera née sous le règne d’internet, donc avec des degrés d’exigence bien supérieurs à leurs ainés. Vivre isolé n’est pas vivre connecté au monde réellement ou virtuellement. Si on ne prend pas en considération cela, la coupure sera profonde entre un système de gouvernance qui peine à évoluer sous l’effet des rapports de forces et une population avide de bien-être. Les changements à venir se joueront dans les prochaines années. À nous de voir si on va les accompagner et les fructifier ou si on va les subir.