« L’Apprentissage » : S comme Sourire. Un livre délicieux sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. « Lettres persanes » d’aujourd’hui qui seraient écrites par une enfant de migrants, petit manifeste sur la double identité culturelle des Français d’origine étrangère, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre en février 2008, sous le titre « Hammam et Beaujolais ».
De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature… |
S
Sourire
Pour Noémi Pujol
L’une des premières choses que j’appris à faire, petite fille débarquant en France, fut de cesser de sourire.
J’étais à l’école primaire, et je me souviens que j’ai dû me forcer pour cesser de sourire spontanément, comme on le fait en Orient, en parlant, en écoutant, en disant bonjour et au revoir et merci. (Et je réalise aujourd’hui, après tant de voyages, qu’on sourit ainsi dans tout l’Orient, Moyen ou Extrême, et en Afrique aussi, du Nord ou du Sud du Sahara, et dans d’autres autres pays du Sud, d’Amérique ou d’ailleurs: les pays d’Occident, les plus « développés », les plus industrialisés, seraient-ils donc ceux où l’on sourit le moins?).
Voilà: je sentais que j’avais l’air bête, en souriant ainsi, comme je l’avais toujours fait et vu faire autour de moi, au Liban. D’ailleurs si les Français disaient: « sourire bêtement », c’était bien que si l’on souriait, on passait pour bête. Autour de moi, mes petites camarades de classe pas plus que mes copains de jeux dans l’immeuble, ou que les adultes que je rencontrais, ne souriaient à tout propos comme nous le faisons chez nous. J’appris donc très vite à arborer cette mine, sinon sérieuse, du moins neutre, qui semblait être la norme ici, et à ne sourire, comme tout le monde, qu’en des occasions données.
D’ailleurs nous apprîmes vite que trop d’affabilité, de manifestations extérieures de convivialité, tel qu’est l’usage dans les cultures méditerranéennes, était mal vu dans cette région parisienne où nous avions atterri. Parler fort, parler avec les mains, rire bruyamment, était considéré ici comme vulgaire. Une petite fille bien élevée devait avant tout, ici, être discrète. La règle valait également – et surtout – pour les adultes: dans les familles de la bourgeoisie et de l’aristocratie française que mes parents fréquentaient, je garde le souvenir que les dignes épouses étaient peu expansives, riaient rarement – du moins en public ou en société – et si elles riaient davantage chez elles, mon âme instinctive d’enfant en doutait fortement.
En fait, rire semblait être considéré presque grossier en France dans la bonne société, et n’était toléré qu’en des occasions particulières: des dîners entre amis, comme je le voyais faire chez mes parents, ou des soirées, où les gens semblaient s’autoriser des excès par rapport au quotidien: boire davantage permettait par exemple aux adultes de parler plus fort et plus chaleureusement que de coutume, et de rire franchement.
Mon amie Amélie, Française m’a raconté qu’elle aussi dut désapprendre à sourire, arrivant à Paris à 18 ans, après une enfance à Tahiti, désapprendre aussi à toucher les gens lorsqu’elle leur parlait, comme nous le faisons aussi en Orient. Pour ma part, je n’ai toujours pas réussi à embrasser mes amis moins bruyamment que nous ne le faisons dans nos villages de la montagne du Liban, et j’ai été ravie, en découvrant Naples, d’y entendre, oui, entendre, les baisers sonores que se donnent les amoureux en balade sur le bord de mer: ici, nulle retenue non plus dans l’expression – même sonore – des sentiments!
Aujourd’hui encore, je reste frappée, surtout lorsque je rentre d’un voyage dans des pays où l’on a le sourire et le rire spontanés, par l’absence de sourires sur les visages des Parisiens, et surtout par l’absence de rires dans la rue. Parfois, sur la ligne de métro n°12, qui dessert la Porte de Versailles à Paris, je croise un groupe de provinciaux de retour d’un salon, agriculture ou automobile, et reconnaissables immédiatement à leur manière de parler fort entre eux, de se sourire les uns autres, et de rire parfois, pour un rien, comme on le fait chez nous.
Plus généralement, c’est dans les provinces de France, campagnes et petites villes, et pas seulement dans le Sud, que j’ai retrouvé ce rapport au sourire et au rire qui est proche de ma culture. Un mode de communication moins distant, plus convivial, plus simple, où le marchand de fruits et légumes au marché a le sourire aux lèvres et le mot gentil à la bouche, où les copains au bistrot se disent bonjour avec des grandes tapes dans le dos, où les blagues fusent, parfois bêtes mais c’est ça qui fait rire justement, où l’on ne réprime pas la nature simple et enfantine qui est en chacun de nous.
Je trouve également cette manière spontanée de rire et de parler d’un ton léger dans les cafés fréquentés par les travailleurs manuels de mon quartier – peintres en bâtiment, électriciens, poissonniers. Comme si le sourire et le rire étaient en France fonction des classes sociales, du niveau éducatif: plus on est bourgeois, dirait-on en France, plus on est coincé, alors que ceci n’est pas vrai dans nos cultures arabes, où même des hommes très importants très haut placés éclatent d’un rire franc en public.
Et je reste nostalgique devant les photos de Doisneau, qui nous montrent un Paris à l’époque où il était encore populaire, un Paris des ouvriers rigolant au comptoir, des noces populaires où la joie éclate, des sourires échangés avec les yeux par des amis dans un bar. Et je sais que ce n’est pas la France et la culture arabe qui sont ici en opposition mais l’embourgeoisement, l’éducation universitaire, et la stressante urbanisations, qui atteignent le monde arabe à leur tour, et qui, même en Orient, créent des classes riches et urbaines, moins spontanées moins familières moins amicales, plus distantes plus froides plus contrôlées. Des peuples qui rient et qui sourient moins à la vie.