Le Rwanda a entamé, le week-end dernier, la commémoration des dix ans du génocide. Un retour sur un passé douloureux nécessaire pour raviver les mémoires et transmettre l’histoire des quelque 800 000 morts aux plus jeunes. De nombreux Rwandais estiment que ces célébrations sont aussi le moment de faire le point sur les avancées du pays depuis la tragédie de 1994. Témoignages.
Pour que les tueries qui ont coûté la vie à quelque 800 000 personnes restent gravées dans les mémoires. Pour que ceux qui n’ont pas connu cette période tragique de l’histoire sachent. De l’avis des Rwandais : « Oui, il faut commémorer le génocide de 1994 » des Hutus contre les Tutsis et Hutus modérés. Certains estiment que les différentes cérémonies, commencées le week-end dernier dans le pays, sont indispensables pour cicatriser les blessures encore fraîches. D’autres considèrent que c’est le moyen de faire un bilan, tant des responsabilités que des avancées réalisées en matière de réconciliation entre les deux ethnies. Des rescapés et des expatriés livrent leur sentiment avec pudeur, tout en soulignant que leur origine, Hutue ou Tutsie, ne doit plus avoir d’importance aux yeux de quiconque. Pour que l’histoire ne se répète pas.
Antoinette, 55 ans, Tutsie et Hutue
« C’est surtout un symbole du génocide »
« La commémoration du génocide est vraiment une bonne initiative. Elle nous aide à supporter les horreurs du passé. C’est le symbole de cette période noire. Je ne fais rien de particulier à cette occasion, mais cela ne signifie pas que j’ai oublié. J’ai moi-même perdu mon mari, mon frère et mes enfants. Je ne peux pas l’oublier, mais je parviens mieux à supporter la douleur. Les conseils de Médecins sans frontières Belgique (MSF) et la parole de Dieu m’ont d’ailleurs été d’un précieux secours pour y arriver. C’est grâce à Dieu qu’aujourd’hui je pardonne à ceux qui ont tué. Auparavant, comme beaucoup de victimes, j’éprouvais une certaine haine à leur égard et je refusais de les voir. C’est parce que j’ai Dieu et MSF Belgique à mes côtés au jour le jour que cette commémoration ne suscite pas en moi plus de peine que d’ordinaire. »
Joseph, 50 ans, Hutu
« Derrière chaque Tutsis vivant aujourd’hui, il y a un Hutu qui l’a caché »
« Il est très important de célébrer le génocide. Mais la question qui se pose est : comment le faire et quand ? Il reste trop d’inconnues et les plaies sont encore trop vives pour le commémorer comme il le faudrait. Il faut laisser les gens faire le deuil de tous les morts du génocide et aider la justice à juger les Hutus coupables. L’une des preuves que le pays n’est pas encore prêt est qu’à chaque anniversaire, le sentiment qui ressort est qu’il y a les bourreaux Hutus et les victimes Tutsies. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Il faut bien avoir à l’esprit que cette période, qui a commencé avant 1994, a été douloureuse pour les deux ethnies. Même si ce sont quelques Hutus sont responsables de ce qui s’est passé, beaucoup oublient que d’autres Hutus ont été tués en masse parce qu’ils cherchaient à défendre des Tutsis. Derrière chaque Tutsis vivant aujourd’hui, il y a un Hutu qui l’a caché. »
Laurence, 40 ans, Tutsie
« J’éprouve de la pitié pour ceux qui ont tué »
« La commémoration permet de ne pas oublier le génocide. C’est important pour rappeler ce qui s’est passé à ceux qui ne sont rescapés. Important pour ceux qui s’en sont sorti et qui peuvent à cette occasion exprimer leur souffrance, ce qui est indispensable pour exorciser ces souvenirs douloureux. Mais il est vrai que cette période, aussi nécessaire soit-elle, est difficile à vivre parce que nous nous rappelons de la méchanceté de ceux qui ont participé à ça. D’un autre côté, cela nous rappelle à quel point Dieu nous a aidé. Je suis chrétienne et je pense que Dieu a fait de moi une miraculée. Cela ne m’empêche pas de ressentir de la peine pour ceux qui sont morts. J’ai moi-même perdu beaucoup de membres de ma famille, mon mari et des amis à n’en plus compter. Mais quelque part, j’éprouve de la pitié pour ceux qui ont tué. Ils sont victimes d’eux-mêmes, ils sont possédés et je prie pour qu’ils soient délivrés. Seuls des esprits sataniques pouvaient faire ce qu’ils ont fait. »
Sani, 23 ans, Tutsi
« Confirmer l’existence du génocide »
« La dixième commémoration du génocide est l’occasion pour la communauté internationale de confirmer l’existence du génocide. D’habitude, tous les ans, certains disent qu’il n’y a pas eu de génocide en tant que tel et jouent sur les mots. Cette cérémonie du souvenir permet aussi au pays de revenir sur les avancées réalisées pour sceller la réconciliation entre Hutus et Tutsis. Même si les Tutsis sont encore très pauvres, les choses commencent à rentrer dans l’ordre. Dans les villages, les interahamwes (milices extrémistes créées par l’ancien président hutu Juvénal Habyarimana, ndlr) et Tutsis cohabitent paisiblement. Les victimes se disent : ‘tu as pris ma mère et mon père, mais la vie continue’ ».
Judith, 55 ans, Hutue
« La commémoration provoque la ‘retraumatisation’ »
« Personne ne veut oublier le génocide. C’est pour cela que la commémoration de cette époque est très importante. Mais les conséquences de ces célébrations peuvent être terribles. En principe, au fil du temps, on apprend à vivre avec la souffrance. Mais à chaque anniversaire, tout revient à la surface. Certains revivent ce qui s’est passé il y a dix ans et souffrent alors de « retraumatisation » et ont besoin de l’aide de psychologues pour recouvrer un peu la paix. Ce phénomène est accentué par les films diffusés à l’approche de la commémoration et qui font la rétrospective sur cette période. »
André-Martin, 38 ans, Tutsi
« Valoriser les ‘bons’ Hutus »
« La commémoration du génocide est l’occasion de prendre des leçons de ce qui s’est passé et des conséquences d’une mauvaise politique, pour que l’histoire ne se répète pas. Pour cela, il faut notamment que les ‘bons’ Hutus, ceux qui ont risqué leur vie ou sont morts pour aider les Tutsis, soient reconnus à leur juste valeur. Ce sont eux qui devraient faire partie du gouvernement et non ceux qui représentent une menace potentielle parce que soupçonnés d’avoir cautionné ou participé aux meurtres. Pour les victimes, la commémoration a valeur de thérapie. Le minimum pour elles serait que les bourreaux reconnaissent leur responsabilité, même s’il n’est pas possible de tous les mettre en prison. Les coupables doivent assurer qu’ils ont changé et qu’ils ne commettront plus les mêmes erreurs. Une entente et même une collaboration, en partie mis à mal par les colons belges, sont essentielles pour permettre aux familles des victimes d’enterrer leurs disparus dignement et fassent leur deuil. Car ce sont les tueurs qui savent où se trouvent les ossements. »