Trente ans nous séparent désormais du génocide de 1994. Ce dernier fait partie de notre quotidien. ll hante nos esprits et s’invite à nos débats, même lorsque nous préférerions ne pas en parler. Dans une sphère privée et selon les circonstances, chacun raconte sa souffrance, après avoir scruté son environnement et son auditoire.
Officiellement, seul le génocide des Tutsis a été commis. D’autres crimes et douleurs associées, parfois très graves (1), n’ont plus d’espace ni de légitimité dans le narratif officiel. Les réseaux sociaux en langues rwandaises, surtout animés à partir de l’étranger, se permettent, en dépit de menaces éventuelles, de nommer d’autres crimes, avec des témoignages à l’appui.
Le génocide des Tutsis a eu lieu, cela est incontestable. Toutefois, comment peut-on, à titre d’exemple, qualifier les drames de la commune Giti, la seule qui n’a pas commis le génocide des Tutsis mais qui a impuissamment assisté aux massacres systématiques des Hutus par le FPR, particulièrement d’avril à fin juin 1994 ?
Le gouvernement rwandais a tenté un premier pas, entre 1995-1996, en reconnaissant symboliquement les crimes qui ont massivement ciblé la Commune Giti. Le gouvernement a organisé, à cet effet, un enterrement collectif des victimes, majoritairement hutues de cette commune. Il a également récompensé l’ancien maire (bourgmestre) qui n’a ménagé aucun effort pour éviter le génocide des Tutsis (2). En guise de reconnaissance, une voiture et un million de francs rwandais lui ont été décernés.
Le gouvernement a également implanté deux panneaux à Giti, avec mention en langue rwandaise « Komini Giti ntiyakoze itsembatsemba n’itsembabwoko 1994 » et une traduction en langue française « La Commune Giti n’a pas commis de génocide de 1994 ».
Les locuteurs de la langue rwandaise et d’autres intéressés se souviennent du sens et du contexte de deux concepts initialement adoptés par le gouvernement : « Itsembabwoko n’itsembatsemba ». Le premier faisait référence au génocide et le second aux massacres de masse. A cette époque, aucune ethnie n’était ouvertement mentionnée, laissant ainsi une ouverture à la reconnaissance graduée des victimes de deux camps. Le terme « Itsembabwoko » faisait référence au génocide des Tutsis, celui d’« itsembatsemba » aux massacres des Hutus.
Au cours de cette période, les étincelles d’une vraie réconciliation avaient l’air de se dessiner au ciel rwandais avant d’être embrumées et supplantées par celles d’une réconciliation inintelligiblement imposée.
Les années 2003 ont réévalué la position du gouvernement sur les drames rwandais, en adoptant une nouvelle terminologie : celle de « génocide » en 2003, remplacée par le « génocide des Tutsis » en 2008. Ce dernier aura été doté d’un dispositif législatif très coercitif. Toute personne susceptible d’évoquer d’autres crimes, autres que le génocide des Tutsis sans pour autant le nier, est considéré comme un négationniste. Ce revirement de positionnement officiel a surpris plus d’un, entrainant ainsi derrière lui un nombre considérable de victimes. Les médias nationaux et occidentaux ont relayé cette nouvelle donne, faisant ainsi oublier la position et la conceptualisation initiales du gouvernement.
De là, et pour revenir aux drames de Giti, tout symbole de reconnaissance a disparu. Cette commune n’a donc plus droit d’échapper à la règle, condamnée injustement à ressembler à bien d’autres. Les deux panneaux ont disparu sans trace. Plus personne n’est censé évoquer le courage de Giti ni celui de ses morts.
A Giti, personne n’a droit au deuil ni à la mémoire des siens. A ce jour, le peuple de Giti, pour pleurer ses morts, se cache dans des endroits où il est sûr que personne ne le voit. Les années passent, personne ne pense à cette commune, victime d’avoir été humainement présente au pays déserté par le vivre-ensemble.
Le monde d’ici-bas n’arrêtera jamais de nous surprendre dans ses décrépitudes qui n’immortalisent que la force du mal au mépris de la force du bien. Qui aurait cru que la commune Giti tomberait dans les oubliettes, réduisant à la fois son courage et sa souffrance à un non-évènement ? Ce que j’ai vu, chez nous à Giti en 1994, ne mérite pas le traitement actuel, à moins que ce ne soit une démarche intentionnée de lui signifier qu’elle soit châtiée, à vie, pour avoir été exceptionnelle. Le monde à l’envers !
Ces trente ans nous apprennent fatalement -Giti est un exemple- que ce monde est vraiment ingrat. Dans un monde de raison, la commune Giti aurait normalement intéressé les journalistes et les spécialistes du monde entier, qui lui auraient rendu hommage à la hauteur de ses mérites. Ses valeurs auraient été une source et une inspiration pour une réconciliation davantage concertée.
Dans une thèse de doctorat de Monsieur BANGWANUBUSA(2009), intitulé « Understanding the polarization of responses to genocidal violence in Rwanda » (Comprendre la polarisation des réponses à la violence génocidaire au Rwanda), ce chercheur met en évidence la particularité de cette commune historiquement non-violente. Le chercheur souligne, en l’occurrence, le rôle crucial qu’a joué « l’élite informelle » de cette commune pour éviter le génocide des Tutsis. (3)
Malheureusement, les quelques écrits existants à nos jours, non appuyés par la volonté politique et médiatique, ne suffisent pas à eux seuls, pour informer la communauté internationale de la singularité de cette commune. Cette dernière devrait logiquement faire partie du patrimoine protégé par l’UNESCO, après avoir mené un travail de recherches croisées et approfondies. Hélas, pour l’instant ce n’est qu’un rêve !
Quelques références sur la commune GITI :
(1) Stephen Smith (1996): « Giti, à l’écart du génocide mais pas des représailles. Dans la commune, la majorité des victimes sont hutues », article de libération du 27/02/1996
Léonard NDUWAYO (2003) : Giti et le génocide Rwandais (livre) : Edition l’Harmattan, collection mémoires africaines
(2) L’hebdomadaire officiel rwandais Imvaho Nshya n° 1117, 19 – 25 février 1996,
Faustin KABANZA(2014) : « Rwanda : Giti, la seule commune à l’écart du génocide des Tutsis au Rwanda » ! Article du 04/07/2014 (info-afrique.com)
(3) BANGWANUBUSA (2009) : Understanding the polarization of responses to genocidal violence in Rwanda, University of Gothenburg, thèse de doctorat, 245p.