Les évictions de Ben Ali et de Moubarak viennent réfuter la thèse de l’exception arabo-musulmane en matière de changement démocratique. Dans cette contribution, Emmanuel Martin, analyste sur unmondelibre.org, nous explique comment les révoltes tunisiennes et égyptiennes sont non seulement une leçon de civilisation pour les autres pays arabes, mais même pour les occidentaux qui, au nom de la Realpolitik, ont contribué au statu quo et au blocage du processus démocratique dans les pays arabes. L’auteur soutient que le problème des peuples arabes réside dans le manque de liberté généré par des institutions inappropriées créant des incitations au fatalisme et à la mauvaise gouvernance.
Beaucoup de ceux qui avaient connu l’Égypte dans les années soixante pouvaient évoquer leur tristesse de voir le pays décrépir. Le passé grandiose du pays des pharaons amplifiait d’autant ce sentiment. « Comment une civilisation jadis brillante, a-t-elle pu tomber si bas ? » Et beaucoup, dans le monde dit « développé » pouvaient, avec une dose de racisme, y voir la main de « l’esprit arabe », de l’Islam, et autres réflexes, presque coloniaux, qui s’intègrent si facilement dans la doctrine du « choc des civilisations ». C’est d’ailleurs pour cette raison, entre autres, que « l’exceptionnalisme arabe », en matière de non respect des libertés, ne posait pas de problème en occident : « ces gens-là ne peuvent pas être libres du fait de leur culture ».
Le problème à l’envers
Et si les esprits si éclairés, en occident et ailleurs, avaient opéré une confusion majeure dans le sens de la causalité ? Ce n’était pas leurs attitudes culturelles qui entraînaient le fait que « ces gens-là » ne pouvaient pas être libres, mais au contraire, c’est le fait qu’ils ne pouvaient pas être libres qui entraînait leurs attitudes culturelles. C’est le vieux débat que les économistes tentent toujours de résoudre dans le bon sens : pour comprendre les problèmes économiques et sociaux bien sûr la culture ou « les institutions informelles » comptent, mais les incitations, fournies en large partie par les institutions formelles (règles du jeu codifiées par le politique), comptent bien davantage. Ces dernières comptent tant, qu’elles ont indirectement la capacité de modifier la culture.
Souvenons-nous du lien fort entre la situation « morale » déplorable et les incitations catastrophiques dans les pays anciennement communistes… La suppression des incitations à l’échange de marché légal et à l’entreprise y a développé un esprit de corruption et de passe-droits. Le fatalisme d’ailleurs est aussi un produit de ces systèmes « sans espoir » : peu à peu, en l’absence d’incitations à monter des projets, voire son entreprise, c’est à dire créer son propre futur, le fatalisme s’installe. « Ce n’est pas ma faute » : la responsabilité, et donc, par ricochet, la confiance s’effacent. Et la civilisation avec elles. Heureusement que la force de la jeunesse vient rompre de temps à autres ce cercle vicieux.
Liberté, responsabilité, civilisation
Plus généralement l’absence de liberté signifie absence de responsabilité et donc mort de la civilisation. Il est ainsi difficile de ne pas voir ici les liens fondamentaux entre liberté, responsabilité et civilisation. Alors que l’Égypte était connue pour l’insécurité des femmes, avec des attaques et viols en pleine rue d’une fréquence inouïe, voilà que les femmes pouvaient durant les manifestations non seulement se déplacer sans souci, mais étaient au surcroît activement protégées par les jeunes hommes, et notamment quand la police tirait sur les foules. Au passage, on remarquera que les femmes n’étaient pas exactement dans leur rôle « typique dans ces pays-là » consistant à rester enfermée dans la cuisine… Alors qu’après l’attentat du 31 janvier à Alexandrie, l’Égypte paraissait devenir le haut lieu de la guerre des religions, voilà que chrétiens et musulmans prient ensemble sur la place Tahrir.
Et que dire de ces images d’hommes lustrant des statues sur des places cairotes ? De femmes balayant les pavés ? On dépoussière. Besoin de « nettoyage ». Mais ces expressions de ce besoin bien compréhensible ne doivent pas être prises pour une simple espèce de catharsis : les égyptiens se réapproprient leur nation. La société civile se remet en marche. Chacun met la main à la pâte pour nettoyer, exactement comme chacun a mis la main à la pâte pour la révolution. Heureux de se sentir responsable, et libre de coopérer parce qu’il y a à nouveau un futur. Ce n’est donc pas simplement un ras-le-bol purement économique, amplifié par le renchérissement des denrées alimentaires qui a généré cette révolution arabe : c’est un besoin de civilisation, une civilisation qui trouve son moteur dans la liberté.
En Tunisie aussi l’esprit de civilisation a empli les foules : on se souvient de ces voisins qui se relayaient pour monter la garde et protéger le quartier avec des bâtons à la main, prenant le relais de la police absente. On a assisté à quelques scènes similaires en Égypte. Et que dire de ce cordon humain autour du Musée du Caire pour empêcher les pillards de passer ? Voilà le retour de la société civile, celle qui nous rend responsables et véritablement solidaires : civilisés, au sens fort du terme. Et l’aspect globalement pacifique de ces révoltes ne vient que confirmer cette analyse.
Leçon pour les démocraties
Bien sûr il ne faut pas préjuger du futur. Mais c’est en tous les cas une belle leçon de civilisation que nous ont offert les tunisiens et les égyptiens. D’abord parce qu’ils ont démontré l’absurdité de l’exceptionnalisme arabe et l’universalité de certaines valeurs fondamentales. Ensuite parce que l’impact de ces révolutions pourrait se répercuter dans les démocraties occidentales. Premièrement, en remettant ces dernières face à leurs responsabilités en termes de respect des principes qu’elles prônent à tous bouts de champs… mais quand cela les arrange : la Realpolitik a pris du plomb dans l’aile (au moins, espérons-le). Deuxièmement, les peuples tunisien et égyptien ont dit « stop ! » à un État qui refusait de rendre des comptes à ses citoyens. Or, notamment en France, et en particulier à l’occasion de voyages ministériels en Tunisie et en Égypte, l’État a du mal à rendre des comptes, parce que les conflits d’intérêts rongent notre démocratie. Ces révoltes auront donc eu aussi le mérite de nous rappeler que l’État doit être au service des citoyens, et pas l’inverse.
Par Emmanuel Martin