Contribution magistrale à l’éditorial d’Afrik et au débat quant à l’actuelle polémique suscitée par la pensée du philosophe Alain Finkielkraut
Contribution magistrale à l’éditorial d’Afrik et au débat quant à l’actuelle polémique suscitée par la pensée du philosophe Alain Finkielkraut.
Cher Alain, tes humeurs commencent à empester, et tes peurs irrationnelles t’empêchent de voir le monde autrement qu’à travers une vision manichéenne, polarisante, qui mène à, ou qui cherche à justifier l’extrémisme. On dirait que pour toi le monde est un théâtre où tout un chacun se voit attribuer son rôle selon la couleur de sa peau.
Il faut avouer que beaucoup d’esprits critiques, de ‘belles âmes’ comme tu les appelles, arrivent à des conclusions similaires : le monde est encore très raciste – mais eux le déplorent, le dénoncent. Alors que pour toi, c’est une vérité profonde et cachée qu’on aurait peur de s’avouer. Et la mission que tu as acceptée, en tant qu’intellectuel visionnaire, misanthrope isolé devenu tout bonnement anti-intellectuel, c’est de dévoiler que la clé de notre époque gît dans ces thèses triviales et populistes qui font depuis quarante ans le lit de l’extrême droite xénophobe, qui monte…
Au fond, depuis ton bouquin-panphlet Au nom de l’Autre, tu professes que le plus grand danger politique de notre époque vient de l’idéalisme béat, que tu t’obstines à ne voir qu’à l’extrême gauche, puisque que c’est là que tu ranges « les sourds et les aveugles » qui ne se plient pas à tes visions apocalyptiques.
« Anti-philosophe »
Bon, voyons voir. Peux-tu toi-même te prétendre exempté de tout idéalisme ? Est-ce tu aurais vaincu une fois pour toute le monstre qui nous cache la vérité pour nous faire rêver une humanité heureuse ? Une humanité « naïve » où le mal serait explicable par des crises et des contextes oppressifs qui, coinçant des hommes en des situations inextricables, les poussent à des actes désespérés et odieux. Un monde où le mal pourrait se comprendre, s’expliquer, par les conditions historiques qui le font surgir, plus que par un atavisme humain indépassable. Le danger justement, c’est justement cet espoir, hurles-tu sur un ton paradoxal.
Mais souvenons-nous que si les humanistes voulaient sortir d’une théorie qui plante le mal dans la nature de l’homme, c’est parce que cette théorie de l’homme intrinsèquement mauvais, justifie a priori tous les abus des pouvoirs qui se jugent supérieurs, s’auto-proclament plus évolués, ‘éclairés’ et bénis, quoique sans pitié. Si l’homme est mauvais, alors il est légitime de le dresser à coup de trique, par la contrainte violente, par la peur. Alors aussi, l’esclavage devient presque une charité pour celui qui n’a pas la chance d’être du bon côté du fusil, et la colonisation, un bienfait sans ombrage. Alors, la torture n’est plus un problème moral, mais une nécessaire défense du « monde d’en haut ». Et alors aussi il faudrait supporter sans broncher les poncifs que tu assènes en multimédia, du genre : “il est trop facile d’être humilié”!
En tant que philosophe (anti-philosophe ?) tu devrais savoir, malgré ton aversion pour ces balivernes qui tiennent que l’homme n’est peut-être pas si mauvais, que c’était pourtant la thèse du premier des philosophes, j’ai nommé Platon, excuses du peu. Platon luttait contre des sophistes réactionnaires qui ne croyaient pas à l’idée de la justice, mais jouaient avec les mots en se disant les plus réalistes qui soit, parce qu’ils osaient dire une certaine réalité : derrière l’écran de « la justice » se cache la vérité toute crue que c’est le droit du plus fort qui domine encore et toujours le monde.
« Tu es un pirate de la culture »
Accorderas-tu que le fait de proclamer, ensuite, que le plus fort est forcément le meilleur et le plus éclairé, constitue une autre idée, certes indépendante du déni de la justice, mais une idée qui constitue le danger de cette thèse du mal, puisqu’elle justifie toutes les barbaries ? Car la force brute, c’est bien le propre de la barbarie, et non de la civilisation.
Et donc tu parles de l’école et de l’Occident en grand érudit que tu es, mais tu fais l’impasse sur Platon.
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », disait Montaigne. C’est bien ce genre de chose qu’on apprend, ou qu’on apprenait à l’école. Aussi pourquoi regrettes-tu cette école, si tu rejettes tout ce qu’elle enseignait ? Pourquoi doubler ta nostalgie d’une contestation systématique ?
Quand tu veux nous faire croire que le projet des Lumières est d’apporter la bonne civilisation et l’éducation aux sauvages -ce n’est pas à l’école républicaine de l’après-guerre que tu as appris cela. Tu devrais relire tes manuels Lagarde et Michard ! En fait, tu détournes l’esprit des Lumières, pour y substituer l’idéologie des planteurs. Car pas un des penseurs des Lumières n’a jamais défendu ce que tu affirmes être leur projet de base, au contraire. Tu es un pirate de la culture.
Rousseau, en simplifiant, à repris la thèse de Platon qui croit l’homme bon par essence. Montesquieu et Voltaire ont fait des ouvrages entiers où ils se mettaient littéralement dans la peau d’un Persan ou d’un Turc, pour mieux réfléchir sur nos moeurs d’Occidentaux, à peine sortis de l’emprise d’une Religion qui mettait à mort les scientifiques, comme Galilée (qui reprenait, à vrai dire, le flambeau de l’âge d’or des sciences arabes -serait-ce un secret à cacher de nos jours ?).
Diderot mettait en scène un ecclésiastique face à un Tahitien, un « sauvage » qui avait toute sa raison, et lui permettait de comprendre l’imbroglio des moeurs et des conditions façonnant la pensée de son époque. Alors quand tu dis les Lumières, tu idéalises les justifications qu’ont fabriquées après coup les amis des Planteurs de canne à sucre et de coton, qui devaient bien justifier la brutalité crasse qu’ils employaient pour réduire des prisonniers de toutes races, puis des races entières en esclavage, afin de produire toujours plus ces richesses qui finançaient les beaux habits qu’ils mettaient pour aller à la messe le dimanche.
« Les chiffres exacts de l’esclavage » ?!?
Même à New York, ville-lumière s’il en est, on a récemment découvert des charniers d’esclaves, tués par un travail forcé inhumain. Et dans ce charnier de plus d’un kilomètre, on a trouvé de nombreux cadavres d’enfants, parfois tués par leur propre mère, plutôt que de les voir soumis au dressage et à la torture morbides, fournis gratuitement par des planteurs (éclairés ?) qui après la mort programmée de leurs hommes allaient juste acheter d’autres hommes au marché du coin, qui travailleraient bien quand même quelques années avant de périr.
Alors peut-être tu comprendras qu’on s’émeuve un peu, quand quelques historiens, minoritaires, reçoivent tous les micros et les pages de journaux pour nous donner “les chiffres exacts” sur l’esclavage. Ils auraient, depuis hier, découvert, eux, la vérité révélée sur un triste mais long phénomène de l’histoire humaine qu’ils prétendent aborder avec la précision d’un comptable ou la distance d’un chimiste devant une matière inerte. Les anciens chiffres ne seraient qu’exagérations revanchardes d’esprits par trop critiques formulées par pure idéologie victimaire sans doute.
Non ce ne sont plus 80 millions mais « seulement » 11 millions qui furent déportés d’Afrique et esclavagisés, et les chiffres sont à la virgule près. Les enfants sans doute ne sont pas comptés, puisque ne travaillant pas ils n’entrent pas dans les statistiques des nouveaux modèles basés obsessionnellement sur les quantités produites dans les sucrières. A moins que ce chiffre ne prenne en compte que les travailleurs arrivés sains et saufs dans ce nouveau continent où semble désormais s’écrire toute Histoire ? C’est un détail pour idéaliste sans doute, mais aussi un problème méthodologique qui est loin d’être réglé dans ces chiffres présentés à la mode néo-coloniale.
Mais l’important pour la synthèse des historiens globalistes (la World History), et ce qui séduit tant dans leur recherche, c’est la conclusion hautement contestable, et inutile en tout cas, que les Arabes (idée générale) auraient fait pire, déporté plus. Compétition, quand tu nous tiens… Soit, étudions le commerce humain trans-saharien et dans l’océan Indien, mais de grâce, sans idée préconçue et revanche déplacées, sans la polémique qui discrédite toutes ces recherches qui ont par ailleurs quelques mérites, avouons-le.
« Souviens toi de Toussaint L’Ouverture »
A propos des découvertes macabres dans le sous-sol de New York où l’esclavage ne fût aboli qu’en 1827, une question se pose. Est-ce que, pour toi, ces actes infanticides inhumés, c’est le mal qu’on doit se contenter d’appeler le Mal et condamner sans faiblir? Est-ce que cette histoire horrible ne te rappelle pas les temps de l’Inquisition, où certains juifs préféraient jeter leur enfant dans les puits plutôt que de les soumettre à la conversion forcée. Ils tuaient leurs propres enfants pour ne pas faire d’apostasie, apparemment, donc pour ne pas s’intégrer comme on dit, dans un monde puissant et très riche qui ne leur promettait qu’un effacement spirituel, puis physique.
Cher ami, les Lumières c’est du sérieux. C’est pas du Flash-Ball idéologique comme tu le professes. Et même si l’on a pas fait Normale Sup, on est supposé le savoir, c’est du B-A BA, et qui n’appartient à personne en particulier. Les Lumières émancipent.
Et quand tu dis que, par rapport à l’esclavage, « ce qui distingue l’Occident, c’est que c’est lui qui l’a éliminé [l’esclavage] »; outre que c’est assez révoltant, et que ça frise le sadisme, tu fais encore une fois des impasses.
Tu te souviens peut-être de Toussaint l’Ouverture, et que c’est en Haïti qu’on a pour la première fois dans tout l’Occident, aboli l’esclavage, et cela bien avant les abolitionnistes en perruque et en goguette dont tu nous rabats les oreilles, religieusement. Mais peut-être pour toi, un bon nègre est un nègre ignorant, un nègre soumis. Les exploits militaires et politiques d’un nègre comptent pour du beurre. Alors que la Convention en 1992, n’a fait, et pour l’honneur poussif de la révolution française, qu’entériner par un vote intéressé, l’abolition de l’esclavage que l’Haïtien avait déjà proclamé tout seul, à la force de ses poignets et de sa raison visionnaire. Etait-il un fâcheux idéaliste ? Bien malin qui rira le dernier.
« Tu viens d’un petit pays qui s’appelle la France »
Mais tu n’es peut-être pas au courrant qu’en Afrique même, l’esclavage fût contesté et même proscrit dans le royaume du fameux Soundjata, qui interdit que plus jamais on ne passe un mors dans la bouche d’un homme. Il luttait alors contre l’esclavage en masse pratiqué par les Occidentaux depuis les côtes, mais aussi contre celui pratiqué par des peuples « frères », de même couleur de peau, pour alimenter le commerce trans-saharien, vers nos amis les Arabes. Le sursaut de son empire n’a pas été aussi bref dans le temps que celui de Toussaint, et l’Empire Mandingue, sous son règne, respectait tous les hommes, même les milliers d’idéalistes lettrés qui étudiaient et professaient à Tombouctou la Tora, le droit, l’Islam, la médecine et les sciences. Alors qu’à l’époque c’est l’Occident qui s’enfonçait dans un sevrage généralisé et cautionné par la religion.
Mais cela, je te pardonne de ne pas le savoir, tu es bien trop occupé à pervertir (pour le bien?) l’enseignement humaniste que tu as reçu en France, pour éprouver la moindre curiosité sur le passé et les contrées lointains. Mais je t’accuse d’idéaliser ton savoir sur le monde, alors que tu viens d’un petit pays qui s’appelle la France, et qu’au savoir absolu, aucun homme ne devrait prétendre, même si tous ont le droit d’y tendre. C’est pour cela qu’en Afrique on dit souvent que le savoir, c’est le doute.
La vérité c’est que les pouvoirs s’emparent des idéologies qui leur conviennent.
Mais s’il est regrettable qu’on puisse avoir peur de voyous interlopes, en rentrant chez soi le soir en Ile-de-France, cela ne donne pas le droit de réécrire l’Histoire, dans le seul but de justifier qu’on donne aux flics des flash-ball et autres outils électriques qui certainement vont améliorer la communication… de loin !
L’idéalisme, je te préviens, est plus insidieux que tu le présentes, il est partout. On ne peut pas le ranger dans une aile politique une fois pour toute comme tu le prétends. Comment critiquer l’idéalisme séduisant des communistes sans rappeler qu’à son origine, il s’élevait contre l’idéalisme suranné qui justifiait le Tsarisme et ses oppressions terribles dans la grande Russie ? Et la révolution française, se comprend-elle sans les abus et l’aveuglement de l’absolutisme royal qui asseyait son pouvoir sur le droit divin, c’est-à-dire le plus grand des idéalismes ?
Il est partout, même dans les mots. Et les poètes le savent bien. « Je dis ‘Fleur’ -écrivait Mallarmé- “et aussitôt s’élève … l’absente de tout bouquet », autrement dit la fleur idéale, générique, mais absente.
« Idéalisme vide »
Aussi quand tu dis « Arabe », ou « musulman », quand tu dis « noir », s’élève dans la pensée un homme abstrait, forcément abstrait et idéalisé. Les généralités que tu nous sers sans précaution alors même qu’elles visent une région très délicate de notre société, sont bien des idéalités. Quand l’antisémite fustige « le juif », n’emploie-t-il pas lui aussi une idéalité vide de tout sens précis ? Il dit « les juifs» et prétend aussitôt avoir fait le tour de la question, et de quelques rumeurs soutenues par une propagande subliminale, il généralise, avec le bonheur que l’on sait.
Toi, Alain, tu te compromets tellement dans ces généralités idéales que tu oses affirmer à un journal Israélien que : « Aujourd’hui, la haine qu’ont les noirs est encore plus grande celle des arabes ! » Cette haine (idée abstraite), dirigée selon toi contre l’occident, est la cause de tous les malheurs des banlieues et du reste. Tu fais du racisme de salon pour parfaire tes détournements historico-culturels.
Mais ta haine à toi Alain, les approximations de ton idéalisme, ta prétention à juger des peuples que manifestement tu connais si peu, qu’en dire ? La reconnais-tu seulement ? car tu revendiques tout de go : « Ce pays [la France, notion abstraite] a envoyé mon père en enfer [les camps de concentration nazis] pendant cinq ans. Et je n’ai jamais été éduqué dans la haine. »
Tu as donc été élevé dans un monde chrétien, un monde idéaliste où l’on prétend exclure la haine, ou la récupérer après coup, pour ne parler que d’amour. C’est donc ton éducation catholique qui t’as façonné sans même que tu t’en rendes compte. Et jusqu’à aujourd’hui où tu prétends parler au nom des juifs, qui ne t’ont rien demandé. Cette contre haine, tu la recommandes maintenant à tout l’Occident, et aux juifs. Seraient-ils spécialistes, selon toi, de la haine ? Tiens-tu tant que ça, toi aussi, à les exclure du doux monde catholique et idéaliste ?
Il serait temps de comprendre, mon ami, qu’il y a des propos qui fâchent et n’apportent rien de bon… Il serait temps de comprendre que l’extrême-droite, de tous les pays, boit tes sentences comme du petit-lait. Et que tu ne pourras pas toujours « contrôler la destiné » de la juste violence que tu veux, de toute urgence, libérer des contraintes morales et de toute autocritique « déprimante ».
Ainsi, que ton idéologie lobotomisée l’accepte ou pas, l’idéalisme fait partie de notre manière d’appréhender le monde. Et c’est à chaque phrase, à chaque pensée, que nous devons profiter des bienfaits, et nous méfier des penchants, de l’idéalisme, de la visée globalisante où nous entraîne tout mot, toute notion, parce qu’on s’appelle des hommes, des sujets parlants.
A cela il n’y a pas d’alternative, à part se décérébrer.
Bien à toi,
David Leterrier