Les islamistes opérent un retour de plus en plus manifeste dans le Royaume chérifien. Entre actions punitives, communautarisme et pélerins-prêcheurs, ils réapparaissent dans le paysage social au Maroc.
De notre partenaire L’Economiste
Les faits rappellent avec violence les évènements post-16 mai: au crépuscule, un couple en tenue de plage s’écarte de la foule pour avoir un moment d’intimité. Mal leur en a pris. Quelques minutes plus tard, ils se font surprendre par cinq individus armés de sabres et de couteaux. Le jeune homme essaie de s’interposer, mais il se fait brutaliser. Il s’enfuit, un œil en beurre noir, retourne dans son village et revient avec une vingtaine de ses voisins. Aussitôt, les agresseurs s’enfuient sur des motos dont au moins deux sont de grosses cylindrées. La fille est récupérée, saine et sauve. En dehors d’une peur bleue, pas de blessures. Personne au village n’en saura davantage; sans doute craint-on pour la réputation de la jeune fille. Plus tard, le jeune homme, en se confiant à un ami, dira que ses assaillants avaient tous une «pilosité faciale» assez développée: «des islamistes, qui avant de me frapper m’ont abreuvé, ainsi que ma copine, avec le vocabulaire canonique qu’on leur connaît».
L’incident est clos. Aucune plainte n’a été déposée. Mais dans la petite localité de Makrat (Dar Bouazza à Casablanca), l’on sait désormais que les islamistes sont de retour, du moins dans les plages qu’ils s’accaparaient avant les attentats de Casablanca. Ces faits se sont produits en mai 2006. Mais plusieurs témoignages recueillis à Makrat évoquent au moins deux incidents en début d’année qui ont nécessité l’intervention des gendarmes. Dans les deux cas, des couples disaient avoir été victimes des fameuses sorties punitives des intégristes. Il s’agit de «battues» (les impies sont considérés comme des animaux) qui ont pour but de lutter contre la «prolifération du mounkar» (le péché). Lors des procès consécutifs au 16 mai, ces sorties avaient largement été relatées. Le groupe de Youssef Fikri et Mohamed Damir (tous deux condamnés à mort pour l’assassinat de Aziz Assadi, notaire à Casablanca) s’en étaient fait une spécialité, dépouillant, battant et tuant ceux qui à leurs yeux commettaient l’irréparable dans la pénombre des ruelles de Aïn Diab à Casablanca. À Fès, Marrakech, Tanger… des incidents de ce type impliquant d’autres groupuscules ont conduit leurs auteurs en prison. Les incidents de Markrat, marquent-ils un retour actif des intégristes?
Les nouveaux hauts lieux du risque intégriste
(…) Tout comme les bandes, les islamistes imposent leurs habitudes au village. Certaines sont dénoncées comme forcer les gens à écouter un prêche. Témoignage de Rabiî, un vendeur de cigarettes au détail: «De temps à autre, des barbus circulent en groupe et abordent les jeunes pour les inciter à faire la prière. Je me souviens d’un homme en particulier qui avait engagé la discussion avec nous à l’heure d’Al Asr. La discussion s’est prolongée et au moment de l’appel à la prière, il nous a pressés de l’accompagner prier en faisant l’inventaire des péchés que nous commettions en refusant. Trois d’entre nous sont partis faire leurs ablutions chez lui à la maison et nous avons fait la prière ensemble. Parmi nous, il y avait un ami à moitié sonné par les joints qu’il fume. Il ne le quitte plus depuis».
La «Nassiha» (le conseil religieux), une pratique rare depuis les attentats de Casablanca, est donc réapparue en force. Celle-ci consiste pour des pèlerins-prêcheurs à sillonner les rues pour inciter les jeunes à «reprendre le droit chemin». Ces individus sont aussi connus des services de l’ordre et de l’opinion publique comme des éléments actifs dans le recrutement de militants fragiles, faciles à endoctriner. Un certain Abou Lyakdane en avait fait de même avec la cellule qui s’est faite exploser à Casablanca. Mais chez lui, les recrues n’avaient pas été invitées qu’à faire leurs ablutions. Une semaine avant les attentats, il leur avait interdit d’en sortir jusqu’à commettre l’irréparable. Le parallèle est-il permis? A priori «non» pour un haut gradé de la Gendarmerie royale de Aïn Diab à Casablanca dont dépend Makrat.
Reconquête des plages
Hamriat comme Slibat et Makrat sont coupés de la route. Pour y accéder, il faut emprunter des pistes rocailleuses. Cette coupure a favorisé la préservation des plages limitrophes et de la forêt qui les domine. Avant les attentats du 16 mai, une plage était sur toutes les lèvres: Aïn Guedida. C’est là que l’été, les islamistes avaient pour habitude de prendre leur quartier. Ils y dressaient des campings, l’un pour les femmes, l’autre pour les hommes et en interdisaient l’accès aux autres estivants. En juin 2003, à Casablanca comme à Mahdia, le fief d’Al Adl Wal Ihssan, les autorités les en avaient délogés au moyen d’interventions musclées. «L’été de la même année et celui de 2004, les plages avaient été rouvertes au public, notamment les jeunes des villages», se rappelle Abderrazak, un résident de Makrat qui nous propose de faire la visite des plages.
A commencer par le fameux site de Aïn Guedida. Des barbus? Ils sont peu en bord de mer, mais partagent les lieux avec le commun des estivants. De l’exclusivité qu’ils avaient sur la plage, ils ne semblent garder qu’un mince couloir où leur concentration est manifeste. Ils nagent et font nager leurs enfants. Les petites filles sont en maillot de bain mais les femmes en tchador noir. Au loin, à l’intérieur des vagues, des jeunes s’entraînent à ce qui s’apparente manifestement à un art martial. Le couloir donne sur une piste qui mène à l’intérieur de la forêt. Nous décidons de la remonter. Les bosquets de la forêt sont denses et difficiles d’accès. Cependant, à peine nous sommes nous engagés que l’on se trouve nez à nez avec un groupe composé d’une vingtaine d’hommes au look très suggestif: la barbe, la robe afghane et le short qui descend jusqu’aux genoux sont la règle. Quelques mètres derrière ce groupe, des femmes voilées prennent leur bain de soleil sur la route. Plus tard, l’un des membres du groupe nous expliquera que les femmes restent visibles pour que d’éventuelles passants les voient de loin et rebroussent chemin par respect.
La méfiance est la règle, mais Abderrazak, notre guide, en connaît certains. C’est l’heure du repas, ils nous invitent à le partager avec eux. Sur fond d’anecdotes historiques sur les glorieuses victoires des ancêtres (la guerre au Liban bat son plein), l’ambiance est plutôt joviale. Devant nos interrogations sur la violence qu’on prête aux islamistes, deux jeunes du groupe nous «chambrent»: «Vous savez, la foi est règle. Quelles que soient les pressions, un musulman doit trouver le moyen d’honorer ses obligations devant Dieu. Face à nos semblables, chacun a son remède et vous me paraissez assez raisonnables pour ne pas croire que nous sommes des coupeurs de têtes», dit l’un deux en nous fixant des yeux. S’agit-il de menaces voilées? Abderrazak nous fait discrètement remarquer qu’il est 16 heures et qu’à moins de vouloir faire la prière avec eux, il était temps de partir.