Pour mener à bien le processus de réconciliation après la crise politico-militaire ivoirienne, les protagonistes du conflit ivoirien doivent jouer chacun sa partition relativement à la responsabilité politique et la responsabilité morale. Les notions de culpabilité politique, de culpabilité morale et même de culpabilité métaphysique doivent être mobilisées pour réunifier la société ivoirienne.
Le gouvernement, qui semble s’être déjà placé sur ce triple plan en laissant aux tribunaux la question de la responsabilité criminelle, joue sa partition sur le registre de la sagesse politique, en agissant selon le point de vue de la culpabilité politique qui relève de sa compétence. Après une peine d’emprisonnement des chefs politiques du régime vaincu, politiquement coupables, puisqu’ils participèrent indirectement ou directement à la violence, il leur redonne la liberté. Pour retisser les fils du lien social, et reconstruire le sentiment de commune appartenance brisé par la crise, il transpose sur le plan du droit naturel, de la clémence et la magnanimité, la culpabilité politique des acteurs de premier plan du précédent régime. Il appartient à ces derniers de jouer leur partition dans la symphonie du processus de réconciliation.
Toute vie politique contient une dimension morale
Pour reconstruire le sentiment de commune appartenance, les niveaux de la culpabilité politique et de la culpabilité morale entrent en jeu. Dirigeants et dirigés ivoiriens doivent répondre collectivement à ces niveaux de culpabilité. Certes, comme le souligne Karl Jaspers, il ne peut y avoir- en dehors de la culpabilité politique – aucune culpabilité collective d’un peuple ou d’un groupe de peuples, ni culpabilité criminelle, ni culpabilité morale qui s’adresse à la conscience, ni culpabilité métaphysique dont l’instance compétente est Dieu seul. Le peuple ivoirien n’est pas juridiquement, ni moralement, coupable des méfaits du régime qui l’a gouverné de 2000 à 2010. Il en est cependant politiquement responsable dans la mesure où tout cela a été fait en son nom. A cette responsabilité politique s’ajoute aussi une culpabilité morale, au sens où dans la collectivité, il y a quelque chose de moral qui réside, comme le souligne Jaspers dans La culpabilité allemande, « dans une manière de vivre et dans des modes de sensibilité» car toute vie politique contient une dimension morale.
Se sentir individuellement responsable des atrocités commises
Du point de vue de la culpabilité politique et morale, tous les Ivoiriens répondent collectivement des crimes commis durant la guerre civile, dans la mesure où ils appartiennent à la communauté politique ivoirienne. Ils portent la responsabilité du régime qui fut le leur, entre 2000 et 2010, même s’ils le combattirent dans l’opposition. La guerre civile qui a impliqué tous les membres de la cité entraîne cette coresponsabilité. Cette culpabilité politique et morale consiste, pour chacun, à se sentir individuellement coresponsable des atrocités commises sous l’impulsion de l’ex-gouvernement déchu. Elle impose la mise en question collective de la manière de vivre qui a rendu la dérive ethniciste et la crise politico-militaire possible en rompant le contrat social ivoirien, dont les principes fondateurs résident dans l’hymne national.
La demande de pardon est un acte de responsabilité politique
En assumant la responsabilité des actes criminels, fussent-ils politiques et militaires, la conscience individuelle, source de communication avec le prochain et le « frère humain », renoue les fils du lien social. Ici intervient la responsabilité d’appartenance soulignée par Hannah Arendt à la suite de Karl Jaspers. La demande mutuelle nécessaire de pardon doit reconstruire cette responsabilité de chacun envers autrui, et cette solidarité originelle rompue, qui lie les êtres humains dans une fraternité commune. L’assomption collective de la culpabilité politique doit amener le peuple à se sentir responsable du gouvernement et le gouvernement à se sentir responsable du peuple. Pour les hommes d’Etat, cette responsabilité politique entraîne cependant une culpabilité morale qui résulte de leur participation matérielle et intellectuelle aux actes criminels commis par le gouvernement. On en appelle alors à la responsabilité politique des chefs du régime précédent pour assumer moralement leur culpabilité politique d’avoir failli dans le service du bien commun, et dans la défense de l’intégrité physique et morale de leur peuple, en laissant des crimes contre l’humanité se perpétrer dans la cité dont ils assuraient la direction. La demande de pardon est un acte de responsabilité politique et non un acte de repentir moral. Ce n’est pas un acte de contrition morale devant la conscience individuelle. C’est l’acte politique d’un dirigeant ou d’un gouvernement qui assume devant le peuple qu’il représente, la responsabilité politique des méfaits commis durant sa mandature.
Culpabilité morale collective de type politique
On ne peut alors que s’étonner du refus des chefs politiques du régime déchu, de demander pardon au peuple ivoirien, au sens d’assumer la responsabilité politique du gouvernement d’un Etat, comme l’a déjà fait à plusieurs reprises le Président de l’Assemblée nationale, Guillaume Soro, en tant que responsable politique devant le peuple. On est ici, en effet, sur le plan d’une culpabilité morale collective de type politique, qui ne se réduit guère à un repentir de type moral devant la conscience individuelle. In foro interno, dans la solitude de la conscience, chacun doit rendre compte moralement de ses actes. Ni le peuple, ni le gouvernement actuel ne sont concernés par ce débat moral interne et ne sont les autorités qui décident de cette culpabilité morale. Devant le peuple, toutefois, chaque chef politique doit assumer moralement sa responsabilité politique dans la demande de pardon. Il est vrai que « parler de culpabilité morale – comme le souligne Jaspers – n’a de sens véritable que pour des hommes qui s’affrontent pour leur bien, avec un sentiment d’amour fraternel et en pleine conscience de la solidarité qui les lie ». Faut-il alors penser que le principe ethno-nationaliste ségrégationniste qui structure la vision du monde des chefs politiques du régime déchu rend impossible l’assomption de la culpabilité morale ? Nous refusons de nous y résoudre! Le registre de la magnanimité et des droits naturels sur lequel se place le gouvernement ivoirien pour apprécier la culpabilité politique de ses adversaires après un conflit où fut systématiquement rejeté le principe de Kant, selon lequel il ne faut, dans une guerre, commettre aucune action excluant absolument toute réconciliation, laisse espérer que l’assomption de leur culpabilité morale devant le peuple sera possible pour les ex-dirigeants ivoiriens.
Une nouvelle société ivoirienne doit renaître unie
Cette assomption réciproque de la responsabilité politique et morale par l’ensemble des Ivoiriens et leurs chefs politiques est la condition de la réconciliation. La profondeur de la scission interne ivoirienne réside dans une rupture de la solidarité et de la coresponsabilité humaine. Sur la base de l’assomption de la culpabilité politique et de la culpabilité morale, les liens rompus de la solidarité humaine et de l’amour fraternel qui relient des égaux dans la société peuvent être retissés. « Sentir sa culpabilité et savoir que sa responsabilité devant les autres en découle, c’est là le commencement du renversement intérieur par lequel la liberté politique doit s’actualiser », souligne Jaspers. Une nouvelle société ivoirienne doit renaître unie et sa démocratie affermie sur la base de l’assomption collective de cette culpabilité.
Réconcilier les vainqueurs et les vaincus, les victimes et les bourreaux
Par delà leur identité ethnoculturelle, les protagonistes du conflit politico-militaire ivoirien doivent devenir conscient de leur qualité d’homme, de leur appartenance commune comme citoyens d’un Etat républicain, et reconnaître la personne humaine pour que la discussion réconciliatrice entre des hommes qui se reconnaissent comme solidaires, et comme égaux, deviennent possible. Les hommes recourent aux droits de l’homme et s’appuient sur un droit naturel auquel tous peuvent recourir, vainqueurs et vaincus, quand ils deviennent conscients de leur qualité d’homme, quand ils reconnaissent la personne humaine comme telle. De cette conscience de soi et cette reconnaissance de la dignité humaine surgit l’idée du droit, qui rend possible la négociation et la discussion qui réconcilient les vainqueurs et les vaincus, les victimes et les bourreaux.