Malgré les tensions palpables et les contestations en cours de certains candidats de l’opposition, la journée de vote du lundi 28 et le dépouillement du mardi 29 se sont déroulés sans incident notoire à Bukavu, capitale du Sud-Kivu. Certains territoires de la province ont cependant souffert de retards importants à cause d’une logistique défaillante et de possibles manipulations suscitant la consternation de la population. Alors que les premières estimations provinciales donnent le candidat de l’UNC (V. Kamerhe), l’enfant du pays, en tête des sondages dans les deux Kivu, la population attend avec nervosité les résultats définitifs du 06 décembre prochain. Qui de Kabila où de Tchisekedi sera amené à gouverner le plus grand pays d’Afrique sub-saharienne les cinq prochaines années ? Quel avenir pour les Kivu ?
Il est 6h30 du matin ce lundi 28 novembre et une foule interminable s’agglutine de manière continue devant le bureau de vote de l’Institut Byaéré dans la zone d’Ibanda, au cœur de la ville de Bukavu.
« On est là depuis 4h du et ça n’a toujours pas démarré » s’inquiète une commerçante de Bukavu. Dans la boue, les flaques d’eau, hommes et femmes, jeunes et vieux, par centaines, se bousculent dans une file hâtivement improvisée. Les observateurs de la CENI (Commission Electorale Nationale Indépendante) en concertation avec une quinzaine agents de police et un officier des douanes tentent de mettre de l’ordre. Lorsqu’un groupe de femmes impatientes essaye de forcer le passage, les policiers n’hésitent pas à utiliser la force pour contenir la foule, elles se heurtent ainsi à ce mur policier par vagues successives.
Alors que de nombreux jeunes gesticulent, s’impatientent et vocifèrent, l’humour permet de passer le temps et de faire tomber la pression. Les mains tendues expriment des intentions. Point de censure dans ces files d’attente. Le chiffre cinq revient à plusieurs reprises. Résolument, sans ambiguïté. Ce chiffre sous-entend un vote important en faveur de Vital Kamerhe candidat de l’UNC, originaire du Sud-Kivu. Il est perçu comme le favori de la province. Et comme le deuxième « challenger » national derrière Etienne Tchisekedi (UDPS). Toutefois les intentions de vote sont contrastées. « Moi c’est Kabila » affirme Charles, jeune entrepreneur à l’œil malicieux. Il nous confie ainsi une maxime congolaise : « Celui qui sort de la chambre de ta mère en portant le pagne de ta mère…tu dois le respecter comme ton Père ! ». Le légitimisme du président sortant étant une valeur partagée en Afrique comme Europe.
A l’intérieur des bureaux de vote, les observateurs de la CENI, des journalistes, des employés d’ONG locales et internationales mandatés par la CENI ainsi que d’innombrables « témoins » affiliés aux partis politiques, surveillent et assistent un processus en apparence bien structuré. Après avoir pris deux listes de candidats (une pour les présidentielles, une pour les législatives), l’électeur part dans l’isoloir puis glisse son vote confidentiel dans l’urne destinée aux présidentielles avant de procéder de manière identique pour les législatives nationales. Après le vote chaque électeur trempe un doigt dans l’encre indélébile de manière à être empêché de voter dans un autre bureau. De nombreux citoyens sont ainsi soupçonnés de s’être inscrit sur plusieurs listes dans différentes zones. D’autant que les habitants de Bukavu sont généralement originaires d’une autre localité de la province.
« Elle ne sait pas lire donc on l’aide »
Alors que nous arrivons dans un bureau de vote du quartier populaire de Kadutu les files sont encore plus impressionnantes. Elles composent plusieurs cercles concentriques qui finissent par former une masse informe. Malgré la foule, l’organisation est au rendez-vous et le processus reste analogue, sans tricherie apparente. Chacun remplit son rôle de surveillance. « C’est la démocratie au Congo maintenant ! » assène fièrement Jean-Pierre, électricien, un observateur bénévole de la CENI sexagénaire, «contrairement à 2006 la MONUC ne nous a pas aidés dans l’organisation…à part les avions. ». Un peu plus loin près d’un isoloir, une femme âgée peine à comprendre les explications de plusieurs« témoins » cherchant à lui indiquer la marche à suivre pour son vote…« Elle ne sait pas lire donc on doit l’aider » affirme l’un d’eux.
Les irrégularités de ce genre restent cependant rarissimes dans les différents sites visités parmi les 03 zones de Bukavu (Ibanda, Kadutu et Bagira) et force est de constater que le processus, bien qu’il ait été marqué par des retards importants, n’a pas connu de violences a contrario d’autres villes du pays (Kinshasa, Lubumbashi, Mbuji Mai). Les observateurs internationaux, quoique rarement aperçus dans les divers bureaux de vote visités, semblent également heureusement surpris de l’ensemble du processus à Bukavu.
Dès la fermeture des bureaux de vote le dépouillement commence avec sérieux. Il va continuer jusqu’au mardi 28 dans la soirée alors que les discussions s’accélèrent un peu partout dans la « Cité » et que les premières rumeurs contradictoires commencent à circuler. Chez « Maman Kindja » un restaurant populaire au poulet réputé, les joutes verbales s’étalent sur plusieurs heures. « Vital a 60% à Bukavu» confie discrètement un jeune membre de « l’Union » (UNC). Un fonctionnaire d’un ministère provincial hoche la tête et conteste : « On sait de source sûre que Kabila l’emporte dans la province sauf à Bukavu. De même au Nord-Kivu ». Comment s’y retrouver ? Les informations de Kinshasa risquent d’être plus fiables que la rumeur populaire. En effet mardi en début de soirée, la CENI de Kinshasa avait ainsi reçu pas moins de 100 000 bulletins en provenance de Bukavu. Et V. Kamerhe disposerait d’au moins 55% au Sud-Kivu selon ce premier calcul. Encore une hypothèse.
Mais toute la province ne prend pas le même chemin. Ainsi dans le territoire de Fizi, zone historiquement « rebelle » (fief de Kabila père sous le règne de Mobutu), Tchisekedi serait le favori. C’est lui qui porte les espoirs d’une véritable alternance. Il garde l’image du « rebelle » de Kinshasa.
« Suspicion de fraude »
Le mercredi 30 les activités commerciales reprennent à Bukavu (de nombreux commerces sont restés fermés le lundi, obligatoire, mais aussi le mardi) mais chacun écoute Radio Okapi (la radio des Nations-Unies) afin de se faire une idée précise. « Il y a suspicion de fraude » s’agace un étudiant. « Ils ont laissé les frontières ouvertes à Goma, Bukavu, Uvira » afin de faire voter les Rwandais en faveur de Kabila. « Et dans certains bureaux un candidat n’était pas mentionné sur la liste… ».
D’autres rumeurs du même acabit circulent sans difficultés. Ainsi dans le même registre, des éléments FDLR (rebelles hutus rwandais présents dans la zone depuis 1994) auraient spolié certains appareils d’enregistrement afin de se fabriquer, illégalement, des cartes d’électeur.
Outre ces remarques rappelant le voisinage difficile du Rwanda et le poids de la « rumeur », de nombreuses défaillances ont effectivement entaché le processus dans plusieurs territoires de la province. A Kalehe, au nord, le matériel est arrivé le lundi en fin d’après-midi provoquant la colère des habitants d’autant que le nombre de bulletins ne suffisait pas. A Bibokoboko, Radio Okapi relate que « 262 bulletins de vote ont été envoyés dans ce centre à un bureau de vote ouvert dans cette région où 11 000 personnes se sont fait enrôler. » Dans les territoires de Mwenga et de Fizi, les votes ont commencé lundi dans la soirée pour continuer mardi mais, là encore, l’insuffisance du nombre de bulletins a provoqué la colère de la population. A Mwenga on estime que seulement 30% des inscrits ont pu voter.
Outre une logistique improvisée, la MONUSCO (opération des Nations-Unies succédant à la MONUC depuis 2010) estime que les 86 000 témoins des partis politiques accrédités dans la province du Sud-Kivu seraient une des causes des difficultés de gestion de plusieurs centres de vote. Pourtant, plusieurs habitants de Bukavu relatent l’évacuation manu militari de témoins de l’UNC d’un centre de vote suite à des allégations de « bourrage » des urnes du parti présidentiel dimanche passé.
Le combat électoral sur le plan national devrait in fine se jouer entre le président sortant et le candidat Tchisekedi. Les votes massifs en faveur du « lynx de limete » à Kinshasa, au Bas-Congo et dans les deux Kasaï laissent entrevoir un résultat très indécis.
Reste à savoir quelles en seront les conséquences pour les deux Kivu, dont le sort a toujours été spécifique en RD Congo… La guerre civile et la séparation du pays (1998-2002), la prise de Bukavu en 2004 par une milice pro-rwandaise et les événements de 2008 au Nord-Kivu sont encore dans toutes les mémoires.
Par Jean Zagesky