Adieu Tanger de Salma El Moumni est un livre choc de cette rentrée littéraire. Une réflexion sur la dissociation, le désir, la liberté et la réputation, et comment le regard des hommes peut détruire les femmes.
Interview
Pouvez-vous nous parler du processus d’écriture de ce premier roman ? Y a-t-il des éléments personnels ou des expériences vécues qui ont influencé votre création ? Quelles ont été les principales difficultés et les moments les plus gratifiants pour vous en tant qu’autrice ?
J’ai commencé à écrire ce roman par bribes. C’étaient d’abord des petits textes, qui rythmaient des moments donnés, que ce soit de mon expérience de Lyon ou de scènes que je pouvais voir et imaginer. Petit à petit, le personnage d’Alia est apparu et s’est développé. Il a été difficile pour moi d’écrire un personnage qui soit proche de moi, par son âge, son genre, et son expérience de Tanger et de Lyon.
Bien sûr, il y a des éléments de ma vie personnelle, mais écrire ma vie ne m’intéresse pas. C’est plutôt porter la voix d’une jeune femme tangéroise. Plonger dans la fiction a donc été salvateur car cela m’a permis de pousser des situations à leur paroxysme : prendre une décision cruciale en une nuit, par exemple, ou approcher la folie.
L’utilisation de la narration à la deuxième personne du singulier est assez distinctive dans le roman. Pourquoi avez-vous choisi cette approche narrative et comment cela contribue-t-il à la profondeur de l’expérience d’Alia ?
Écrire à la deuxième personne du singulier a été un choix primordial pour ce roman. Cela s’est imposé comme une évidence à partir du moment où Alia est un personnage qui se parle et se regarde.
Depuis son plus jeune âge, son rapport à son identité passe par le regard d’un tiers : son père, la rue, Quentin, puis les Français, une fois arrivée à Lyon. Elle ne peut se parler directement, et derrière ce « tu » se cache une femme conditionnée par le regard extérieur, et qui l’a suffisamment intériorisé pour ne plus faire la distinction entre ce qu’elle est et ce qu’on voit.
Le « tu » permet enfin une place au lecteur, dans l’interstice entre elle et son reflet. C’est une place inconfortable certes, mais primordiale dans le dialogue qu’Alia mène avec elle-même.
En explorant la féminité à travers le personnage d’Alia, quel message ou quelle réflexion espériez-vous transmettre aux lecteurs ? Comment la réflexion sur la dissociation, le désir, la liberté et la réputation s’entrelace-t-elle dans votre exploration du pouvoir du regard masculin dans le contexte de l’histoire d’Alia ?
Alia découvre sa féminité à travers les autres. Du corps sexualisé trop tôt, avec les hommes qui la suivent et ceux qui la regardent. C’est une expérience universelle qui, je pense, peut résonner avec plusieurs personnes. Celle du roman décide alors de se prendre en photo, pour tenter de renouer avec son identité et de résister au regard extérieur.
Dans le roman se mêlent plusieurs regards, celui des autres sur elle, du sien sur ses photos, des inconnus qui la regardent sur internet et enfin, d’elle qui fixe Quentin devant le restaurant.
C’est nouveau pour elle, de regarder plutôt que d’être regardée : c’est alors là que tout commence, ou s’arrête.
La question de la religion et de la famille est également présente dans le roman. Comment avez-vous exploré ces dynamiques, notamment le désir de ne pas décevoir son père et les difficultés de communication avec les parents ?
Il n’est pas tellement question de religion, mais plutôt de mœurs. La honte que ressent Alia face à son père est surtout due à son caractère, taiseux et absent. Son père est plus une figure du patriarche devant lequel elle s’écrase et prend peur.
Bien sûr, à la honte se mêle de l’amour, sinon il ne prendrait pas tant de place dans le roman et dans les questionnements d’Alia. Ce qu’elle réalise, au fil des années, c’est que l’homme qu’elle pensait le plus éloigné d’elle, par son rôle dans la famille et sa place dans la société, est finalement celui dont elle tient le plus de traits.
Finalement le roman parle aussi de comment les obligations sociétales et patriarcales peuvent éloigner un père de sa fille, invitus invitam.
Les relations interculturelles sont également abordées à travers la relation d’Alia avec Quentin, un expatrié français. Comment cette relation soulève-t-elle des questions sur les différences culturelles et les préjugés ?
Au-delà des préjugés, la relation d’Alia avec Quentin est écrite d’avance, puisque chacun hérite de siècles d’histoire. Quentin sait la place que lui confère son arrivée au Maroc, comme en témoigne la maison qu’il habite, sa manière de se comporter dans la rue ou les endroits qu’il fréquente.
Alia, quant à elle, est intimidée et s’écrase. Elle a honte en permanence devant lui et n’ose pas dire non, car son rôle est écrit d’avance.
Bien sûr, elle pense vivre les choses différemment, et il faudra attendre qu’Alia arrive en France pour qu’elle réalise de quoi relevait sa relation avec Quentin. C’est pour cela qu’elle se dirige vers un commissariat, mais c’est ignorer que d’autres lois régissent …
Le Code pénal marocain et l’article 483 jouent un rôle important dans le roman. Comment avez-vous décidé d’aborder cette réalité légale et sociale dans l’histoire d’Alia ?
C’est une réalité que personne n’ignore au Maroc. Au-delà des conséquences réelles que peut avoir cet article de loi, le citer permet de justifier ce qui nourrit la paranoïa d’Alia.
Bien sûr, et rationnellement, cela ne fait pas d’elle une hors-la-loi per se, ni un danger public. En revanche, cet article la plonge dans le désespoir puisqu’elle réalise qu’elle est coupable de ces photos, et qu’elle ne sera donc pas protégée.
Paradoxalement, c’est un article qui protège plus encore les agresseurs, puisqu’il renforce la vulnérabilité de leurs victimes.
C’est finalement ce qui la pousse à fuir.
Comment espérez-vous que votre roman contribue à la discussion sur les enjeux féminins et sociaux abordés dans l’histoire, non seulement au Maroc, mais également dans un contexte plus global ?
Je n’ai pas de telles aspirations pour ce roman, j’espère plutôt qu’Adieu Tanger puisse parler aux personnes qui ont pu connaître ou vivre des situations similaires. Écrire pour celles qui se taisent, et rendre à Alia et ses sœurs leur dignité, elles qui ont dû quitter leur pays, leur langue et leur maison par honte.
Alia fait le choix de quitter son pays pour échapper à une situation difficile. Pouvez-vous nous parler des thèmes de l’exil, de la perte d’identité et de la recherche d’une nouvelle vie qui sont présents dans le roman ?
Un des thèmes centraux du roman est effectivement celui de l’exil. C’est un exil intérieur qu’Alia connaît d’abord, puisqu’elle est séparée de son corps avec la publication des photos. De celui-ci découle l’impossible retour qui plonge Alia dans une errance permanente, condamnée à vivre dans une ville où elle ne peut penser dans sa langue, la parler ni la vivre, où elle est loin de ce qu’elle a connu et de ses proches. Cet éloignement crée une nostalgie fantasmagorique et douloureuse, qui la fige dans un passé qu’elle ne reverra pas et qu’elle reconstruit et transforme chaque fois. Dès lors, c’est un exil temporel qu’Alia subit : le temps passe pour tous ceux qu’elle a connus, là où il s’est arrêté pour elle, un matin où ses photos se sont retrouvées sur internet.