Reconnaissance du CNT : pourquoi le Tchad « n’avait pas le choix »


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Dès le début du conflit en Libye, l’Union africaine avait adopté une position de « neutralisme positif », c’est-à-dire une équidistance entre le régime Kadhafi et l’opposition dirigée par le CNT, accompagnée d’un engagement diplomatique pour une solution politique à travers des négociations.

Cette démarche fort louable était cependant entravée par plusieurs obstacles. Parmi ces obstacles, le non-respect de la position de l’Union africaine par les États membres eux-mêmes : les uns se sont alignés précipitamment sur le Conseil national de transition (CNT), d’autres sur le régime Kadhafi. Le pouvoir tchadien est allé plus loin qu’un simple alignement politique, il s’est mêlé militairement au conflit. Cela en violation de la Loi tchadienne, des textes de l’Union africaine et du droit international.

Il n’est plus possible de cacher que des centaines de Tchadiens sont morts dans les combats en Libye, des centaines d’autres sont portés disparu. Il n’est plus possible non plus de cacher que l’ambassade tchadienne à Tripoli et le Consulat à Sebha ont joué un rôle direct dans l’embrigadement des Tchadiens vivant en Libye. Sans compter les unités qui sont venues directement du Tchad et qui ont laissé des indices accablants. Imaginez le sentiment des Libyens anti-Kadhafi – et il est incontestable qu’ils forment une partie significative, majoritaire ou pas qu’importe, de la population du pays -, imaginez donc leur sentiment de voir que des citoyens d’un pays tiers, participent, en première ligne, aux tueries dont leurs proches sont victimes, c’est un sentiment semblable à celui qu’éprouvent les pro-Kadhafi contre l’OTAN.

Par ailleurs, on sait depuis plusieurs semaines que des milliers des proches de Kadhafi se sont repliés au Tchad avec des moyens financiers et matériels énormes. Résultat : nos compatriotes vivant en Libye, y compris la masse très largement majoritaire de ceux qui n’ont pas participé aux évènements, sont en train de payer un prix très lourd, et risquent de payer un prix encore plus lourd. Je ne parle pas des exactions dans certains quartiers qui ne sont malheureusement pas une nouveauté en Libye – on se souvient des pogroms contre les Subsahariens, à Zawiya, en 2000, et contre les Toubous libyens et tchadiens, dans la région de Koufra, en 2007 -, mais des procédures judiciaires qui pourraient être engagées, y compris contre des responsables haut placés du régime tchadien.

D’un autre côté, si les pro-Kadhafi s’implantent dans leur fief tribal de Sebha, adossé à la région tchadienne du Tibesti, le Tchad sera inévitablement accusé de jouer le même rôle qu’il avait joué entre 2003 et 2010, dans le conflit du Darfour au Soudan voisin. Les nouvelles autorités libyennes seront dans une situation de légitime défense et auront le droit de soutenir en retour l’opposition politico-militaire tchadienne à partir de leur territoire.
Ce sera plus grave qu’avec le Soudan, dans la mesure où dans cette nouvelle confrontation, le régime de N’Djamena se trouverait en porte-à-faux avec la position de la France qui, on le sait, l’avait sauvé d’une chute certaine en avril 2006 et février 2008, sans compter les États-Unis et leurs autres alliés, l’ensemble des pays arabes à l’exception de l’Algérie et de la Syrie, et aussi nos deux grands voisins le Soudan et le Nigeria. Bref, chronique d’une catastrophe annoncée. Pour éviter ces risques, la position de neutralité qui vient d’être réitérée par l’Union Africaine n’est pas tenable pour le régime du général Déby Itno. Maintenant que le CNT n’est plus une opposition mais assume le pouvoir effectif, cela sera interprété comme une hostilité envers le CNT. Ce qui n’a pas la même résonance géostratégique selon qu’il s’agisse d’un pays d’Afrique australe, ou d’un pays qui partage plus de mille kilomètres de frontière commune avec la Libye, et qui avait déjà été militairement impliqué dans le conflit.

Par ailleurs, si l’Union Africaine n’a pas voulu reconnaître le CNT comme représentant de l’Etat libyen, on sait qu’il y a déjà vingt pays africains qui l’ont reconnu et que la liste va s’allonger rapidement. Ce qui aboutira à une situation où l’Union Africaine, en tant qu’institution, aura une position et la majorité des pays membres de cette même institution auront une autre. Cela pose le problème plus général de l’incohérence chronique de notre organisation continentale : on adopte une position en conférence et, à peine débarqué du vol retour au pays, on prend une position contraire. C’est une des raisons (mais il y en a d’autres, trop longues à détailler ici) qui font que les autres acteurs de la politique internationale ne font pas grand cas de l’opinion de l’Union africaine. Déjà à l’époque de la lutte contre l’Apartheid en Afrique du Sud et contre le colonialisme portugais, certains pays africains violaient allègrement les résolutions de l’Organisation de l’unité africaine (OUA, ancêtre de l’UA, ndlr) sur ces sujets. Certains allaient jusqu’à collaborer militairement avec les régimes de Pretoria et Lisbonne contre les mouvements nationalistes.

L’erreur du pouvoir tchadien, ce n’est pas le retournement de veste éhonté qu’est la reconnaissance du CNT, mais plutôt de n’avoir pas eu la bonne lecture du contexte géopolitique dès le départ et d’être allé trop loin avec le régime Kadhafi, en violation du droit tchadien, africain et international.

Mais peut-être qu’on pourrait dire que là non plus, N’Djamena « n’avait pas le choix », s’étant mis dans une situation de dépendance telle qu’elle ne pouvait rien refuser à Kadhafi. Avec cet argument du « On avait pas le choix », le régime tchadien est amené à changer de position au gré du vent, sans peur du ridicule. Comme, par exemple, servir de rampe de lancement pour le Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE) (le plus puissant des groupes rebelles du Darfour en termes militaires), crier sur tous les toits que le président Al-Bashir est un génocidaire qui sera livré à la Cour pénale internationale (CPI) s’il met les pieds au Tchad, le matin, et faire la chasse aux opposants d’Al-Bashir, le soir. Brader notre souveraineté économique avec la Banque mondiale et les grandes compagnies le matin, et menacer les différents ministres du pétrole de procès pour bradage des richesses nationales, le soir. Ces contradictions pourraient faire l’objet d’une litanie.

Sur un autre plan, ce principe en apparence contraignant du « On n’avait pas le choix » est en fait très profitable. Le soutien à Kadhafi avait rapporté beaucoup d’argent hier. Le soutien au CNT va en rapporter peut-être davantage, à commencer par le racket contre les pro-Kadhafi qui avaient eu la naïveté de placer leur argent au Tchad, et qui sont passés, sans transition, du statut d’alliés stratégiques à celui des rebelles : confisquer leurs biens serait la moindre des choses pour le régime tchadien.

Le régime MPS (Mouvement patriotique du salut, au pouvoir) sera toujours obligé de faire des contorsions politiques humiliantes avec les pays voisins et les grandes puissances, tant qu’il n’arrivera pas à écarter définitivement l’épée de Damoclès de l’opposition armée. Ce dernier défi, à savoir démilitariser définitivement le débat politique, ne peut être sérieusement relevé par des ralliements individuels, des mesures de grâce, des « enveloppes » et des nominations, mais par un véritable dialogue national associant toutes les sensibilités tchadiennes, ouvrant la porte à des réformes profondes de l’Etat, de l’armée, de l’économie, de l’administration, de la société et surtout, j’insite, des MEN-TA-LI-TÉS.

A la lumière de tout cela, il est intéressant de relire la proclamation solennelle du président Idriss Déby Itno à son investiture : « Désormais, le Tchad occupe dans la communauté internationale la place qui est la sienne. Notre pays est aujourd’hui respecté dans le monde entier. Nous allons donc poursuivre et intensifier cette politique pour hisser encore notre pays sur la scène internationale ».

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