Longtemps portes-voix et combattants actifs de la rébellion touarègue des années 1990 au Mali, les Tinariwen poursuivent une carrière musicale qu’ils veulent consacrer à la promotion de leur culture et de leur identité. Après leur premier album international, Amassakoul, sorti dernièrement, ces hommes bleus entament une longue tournée en Europe. Zoom sur une légende du désert.
C’était un soir de novembre. Les Tinariwen, tuniques azur, chèches indigo pour les hommes, tresses perlées et robe noire pour leur choriste, livrent leur premier concert parisien. C’était à l’Elysée Montmartre, en première partie de la troupe angevine Lo’Jo. Un blues chaud et troublant, dont il existe désormais un échantillon, Amassakoul (« le voyageur »), sur lequel ces Kel Tamachek (ainsi se désignent les touaregs) chantent, sur fond de guitares tonitruantes et de basses véhémentes, la grandeur passée des leurs, les tragédies récentes vécues par eux, mais aussi leurs espérances du moment.
Ce soir-là, ces hommes bleus étaient amputés de leur pilier, Ibrahim, le charismatique géniteur de la bande, bloqué au Sahara par un problème de famille. C’est donc Hassan, ami d’enfance et fidèle lieutenant, qui assure l’intérim. « On nous dit souvent qu’on fait du blues. Avant de jouer devant des Européens, on ne savait même pas que cette musique existait. On en a jamais écouté. On appartient à une génération de nomades qui n’avait qu’une seule référence musicale, le genre traditionnel… ou sinon un peu de musique arabe, diffusée sur les radios maghrébines qu’on captait chez nous. »
Les routes de l’exil
Originaire de l’Adrar des Iforas, ce vaste massif ensablé du Sahara malien, les Tinariwen sont nés d’un double drame. Au début des années 1970, leur région est frappée par une foudroyante sécheresse qui décime les troupeaux et une répression politique implacable qui jette les populations sur les routes de l’exil. Parmi les fuyards, Ibrahim, encore adolescent, est traumatisé par la mort de son père tombé sous les balles de l’armée malienne. Accueilli par des cousins du côté de Tamanrasset, en Algérie, l’orphelin entend dire que le colonel libyen Kadhafi met sur pied une armée de libération du pays touareg. Avec trois amis, dont Hassan, Ibrahim rejoint la Libye. Intégrés dans un centre de formation militaire aux côtés de combattants sud-africains, namibiens, tchadiens, palestiniens et libanais, les garçons sont affectés à la Légion islamique, un corps spécial que les Libyens ont formé pour alimenter les guérillas amies qui se battent dans le monde arabe et musulman.
Durant leur séjour en Algérie, les garçons apprennent à jouer de la guitare, mais n’emportent pas d’instruments en Libye. « On n’y pensait même pas, explique Hassan. On était venu dans un seul but : apprendre à se battre pour libérer nos parents du joug malien. On était très concentré sur notre formation militaire. Mais un jour, quelqu’un a apporté une guitare dans la caserne. C’était le soir après les entraînements. Ibrahim s’est mis à jouer des mélodies de chez nous. Cela nous a tellement fait de bien qu’on s’est tous acheté des instruments. Ensuite, tous les jours, après les exercices militaires, on a pris l’habitude de se réunir pour jouer et chanter. Avec le temps, on a commencé à faire des chansons personnelles. Comme on était très préoccupés par la situation chez nous, on écrivait surtout des textes politiques. »
La guitare au fusil
À l’insu du groupe, mais aussi des autorités maliennes, quelques chansons mises sur cassettes atterrissent au pays. Le plébiscite est si grand que la légende raconte qu’elles ont été l’élément décisif dans le ralliement de la quasi-totalité des touareg à l’option militaire à laquelle une grande partie était encore réticente. Quand, le 30 juin 1990, Iyad Ag Ghali, le chef du Mouvement populaire de l’Azawad, la principale fraction rebelle targuie, ordonne le déclenchement de l’insurrection armée, Ibrahim et ses amis sont aux avant-postes. Une rumeur tenace les décrit d’ailleurs Kalachnikovs à la main, guitares en bandoulière, ouvrant eux-mêmes les hostilités, en lançant l’assaut contre le poste de gendarmerie de Menaka, dans l’extrême Nord-Est du Mali.
« On aurait bien voulu ne jamais tirer un coup de feu, raconte Hassan. Mais quand, enfants, vous voyez vos parents humiliés, battus, parfois tués de sang froid, vos biens confisqués, votre culture méprisée, vous n’avez pas le choix. Soit vous prenez les armes, soit vous vous suicidez. » Ce sens poussé de l’honneur, Hassan, Ibrahim et les membres de leur troupe vont le manifester à maintes reprises, y compris contre les leurs. D’abord, en refusant l’idée d’expéditions punitives contre des villages sonrais et bambaras, suite aux massacres successifs de civils touaregs et maures dans la région de Gao par les miliciens pro-gouvernementaux du Ganda Koy – dont le célèbre guitariste Ali Farka Touré était une des figures actives. Ensuite, en restant à l’écart des luttes fratricides qui ont déchiré un moment la rébellion, à cause de la manipulation de certains chefs par des puissances étrangères, l’Algérie, la Libye, la Mauritanie et la France notamment. « On n’a pas pris les armes pour se battre contre des civils ou pour servir les intérêts égoïstes de politiciens véreux, affirme Hassan. Quand on a compris que la guérilla s’éloignait de l’objectif de libérer les Touaregs, on a abandonné le maquis. »
Le groupe des déserts
Dispersée entre la Mauritanie, l’Algérie et le Nord du Mali, la bande se retrouve en 1992 au lendemain de la signature, en Algérie, d’un accord de paix entre le gouvernement malien et les chefs de guerre touaregs. Même sans l’Etat targui souverain qui les a initialement fait rêver -idée exclue du traité-, ils sont convaincus du réalisme de ce texte. La reconnaissance de leur citoyenneté et l’engagement des autorités à soutenir le développement économique et culturel des zones touarègues, leur donnent alors une nouvelle raison de chanter.
Jusqu’ici sans nom, ils s’autoproclament Taghreft Tinariwen, le « groupe des déserts ». Une première cassette est enregistrée au Mali en 1992, suivie cinq ans plus tard par un premier concert à Bamako, au festival du Théâtre des réalités. Là, ils rencontrent Dénis Péan, leader de Lo’Jo. C’est cette amitié qui, en novembre dernier, a conduit les ex-maquisards à Paris et c’est elle qui les conduit aujourd’hui en Europe. De mai à août, ils sillonneront la France, l’Espagne, le Royaume-Uni et la Suède. Toujours nomades.
Pour commander le disque Amassakoul, chez AZ/Universal (Avril 2004)
Par Lemine Ould M. Salem