
En RDC, l’actualité récente a été marquée par une montée de tension entre Félix Tshisekedi et son prédécesseur, Joseph Kabila, le premier accusant le second d’être de mèche avec la rébellion de l’AFC/M23, et le second réagissant en soulignant l’incapacité de son successeur à diriger efficacement le pays. La fracture entre les deux hommes a atteint son point paroxystique avec l’annonce, la semaine dernière de la suspension du parti de Kabila, la saisie de ses biens et sa mise en accusation devant les autorités judiciaires. L’avocat et militant des droits humains, Martin Milolo Nsenda, nous livre son point de vue sur cette actualité.
Afrik.com : Quelle appréciation faites-vous de l’escalade entre Félix Tshisekedi et Joseph Kabila ?
Martin Milolo : Il s’agit de l’étape supérieure d’un duel entre le président de la République et son prédécesseur qui a commencé depuis la rupture de la coalition gouvernementale FCC/CACH (Front commun pour le Congo et Cap pour le changement). Après que le Président Félix Tshisekedi a neutralisé politiquement son prédécesseur à travers une opération dont il a lui-même dit qu’elle visait à « déboulonner le système du régime Kabila », son prédécesseur tente sa revanche et se présente comme l’alternative crédible après l’échec de la politique de Félix Tshisekedi sur la défense et la sécurité du pays.
Il me semble que le Président Kabila s’est senti trahi et humilié par celui à qui il a donné le pouvoir en violation de la vérité des urnes. De son côté, Félix Tshisekedi reproche à son prédécesseur et ses collaborateurs de torpiller ses actions pour montrer à l’opinion qu’il n’est pas apte à diriger le pays. Le Président Tshisekedi accuse particulièrement le Président Kabila d’être le vrai patron de la rébellion AFC/M23 conduite par Corneille Naanga et soutenue par le Rwanda. Il s’agit d’un règlement des comptes réciproque.
Qu’est-ce qui, au fond, oppose les deux hommes qui étaient pourtant complices, vous l’avez rappelé, au début du règne de Félix Tshisekedi ?
Martin Milolo : Seuls Félix Tshisekedi et Joseph Kabila connaissent la véritable cause de leur affrontement ; mais en tant qu’observateur, je constate deux choses principalement : la violation par Félix Tshisekedi de l’accord politique signé avec son prédécesseur et qui a fait de lui le président de la République, et le soutien réel ou supposé de Joseph Kabila à la rébellion de l’AFC/M23 qui est un visage congolais de l’agression rwandaise. S’agissant de la première cause, le Président Félix Tshisekedi se sentant les mains liées dans cet accord, l’a rompu en se basant sur ses prérogatives constitutionnelles et a changé la majorité parlementaire qui était acquise à Joseph Kabila avec l’aide de la versatilité et d’une instabilité politique de la majorité du personnel politique congolais.
Ainsi ragaillardi par cette majorité politique renforcée par les élections controversées de décembre 2023, Félix Tshisekedi s’est ouvert toutes de toutes les possibilités pour consolider son pouvoir, allant même jusqu’à la tentation d’un troisième mandat en lançant le débat sur l’éventuel changement de la Constitution. Quant à la deuxième cause, le silence mythique de Joseph Kabila notamment sur l’agression rwandaise de la RDC, pays qu’il a gouverné pendant 18 ans, et ses liens avec Corneille Naanga, patron de la rébellion AFC/M23 ainsi que l’adhésion à ladite rébellion de certains membres de son parti, le PPRD, ont constitué des motifs de soupçon pour le régime Tshisekedi à l’égard de Joseph Kabila, l’accusant comme étant le véritable chef de la rébellion et un soutien de l’agression.
Les récentes sorties médiatiques de Joseph Kabila et son annonce de retour au pays à partir de la partie orientale (Goma) occupée par la rébellion, ont encore renforcé ces soupçons et conduit le gouvernement congolais à saisir les biens de l’ancien Président et à suspendre son parti politique. Voilà ce que je note comme cause du conflit entre le Président et son prédécesseur.
Lire aussi : RDC : Félix Tshisekedi déchire officiellement l’accord conclu à Nairobi avec Vital Kamerhe
Pensez-vous que le Président Joseph Kabila peut être véritablement poursuivi en justice ?
Martin Milolo : Il faut distinguer deux aspects pour aborder cette question : l’aspect juridique et l’aspect politique. Sur le plan juridique, le Président Kabila peut être poursuivi en justice conformément à la Constitution et la Loi sur les anciens chefs d’État élus pour les infractions non couvertes par ses immunités. Mais sur le plan politique, il est difficile d’engager des poursuites contre Joseph Kabila, un acteur majeur de la classe politique congolaise, et qui exerce encore une certaine influence sur l’armée congolaise. Et ceci dans un contexte où la cohésion nationale est menacée, et que Félix Tshisekedi tente de la renforcer à travers certaines mesures qu’il a prises dernièrement notamment la libération de certains prisonniers politiques comme Jean-Marc Kabund.
Quelles sont les conséquences éventuelles de cette tension croissante ?
Martin Milolo : La première conséquence est la résurgence des velléités scissionnistes dans la région du Katanga d’où est originaire Joseph Kabila. Une partie de l’élite du Katanga, dont Moïse Katumbi qui s’est d’ailleurs réconcilié avec le Président honoraire, considère que les tensions entre le Président Félix Tshisekedi et son prédécesseur sont provoquées par le Président Tshisekedi pour s’attaquer aux Katangais dont Joseph Kabila est le premier leader.
L’autre conséquence est la crispation de la situation politique qui va conduire à l’échec du second mandat du Président Tshisekedi qui se concentrera sur la recherche des stratégies pour sortir vainqueur du duel, au détriment du respect des promesses de campagne comme la création des emplois et d’autres politiques sociales. Il faut aussi dire que cela pourrait conduire à un coup d’État, car certains officiers militaires opportunistes pourraient se servir de la tension pour prendre le pouvoir. Car, aujourd’hui même (jeudi 24 avril 2025, ndlr), un procès s’est ouvert à Kinshasa contre un groupe de 40 officiers de l’armée qui venaient de déclarer dans une vidéo avoir neutralisé les institutions et pris le pouvoir.