Dans un documentaire magistral présenté au dernier Festival de Cannes, Raoul Peck ressuscite la mémoire d’Ernest Cole, photographe sud-africain qui risqua tout pour documenter l’horreur de l’apartheid. Entre histoire intime et fresque historique, le film nous plonge dans le destin tragique de cet artiste mort en exil, dont l’œuvre retrouve aujourd’hui une stupéfiante actualité grâce à la découverte récente de 60 000 négatifs oubliés dans une banque suédoise. Un témoignage bouleversant porté par la voix envoûtante de Lakeith Stanfield.
Dans les rues poussiéreuses de Pretoria, au début des années 1940, naît un enfant qui deviendra l’œil le plus acéré de la lutte contre l’apartheid. Ernest Cole grandit dans une Afrique du Sud où chaque panneau, chaque règle, chaque regard rappelle la ségrégation raciale. Mais là où d’autres baissent les yeux, le jeune Ernest choisit de regarder, et plus encore, de montrer.
Son appareil photo devient rapidement plus qu’un simple outil : c’est une arme de résistance, un témoin inflexible des injustices quotidiennes. À seulement 27 ans, il réalise l’impensable en publiant « House of Bondage », un recueil photographique d’une puissance rare qui expose au monde la brutalité systémique du régime.
Ses clichés en noir et blanc capturent aussi bien la violence institutionnelle que la dignité inébranlable de ses compatriotes, dans une danse tragique entre ombre et lumière.
L’exil comme prix du témoignage
Raoul Peck, réalisateur du film Lumumba, dévoile avec sensibilité le coût personnel de cet engagement. Après la publication de son œuvre, immédiatement interdite en Afrique du Sud, Cole devient un homme en fuite. Le film nous entraîne dans son exil, de New York aux capitales européennes, où il continue de photographier mais perd peu à peu ses repères. À travers des archives soigneusement choisies et la narration magnétique de Lakeith Stanfield, nous découvrons un artiste déchiré entre son devoir de témoigner et le vertige du déracinement.
Le réalisateur explore avec finesse les tourments de Cole face à la réception de son travail en Occident : entre indifférence polie et reconnaissance tardive, son œuvre devient le miroir des contradictions d’un monde qui préfère souvent détourner le regard des injustices qu’il dénonce.
Une résurrection artistique inattendue
L’histoire prend un tournant spectaculaire en 2017 avec la découverte de 60 000 négatifs dans le coffre d’une banque suédoise. Ce trésor photographique, miraculeusement préservé, permet à Raoul Peck de redonner à l’œuvre de Cole toute son ampleur. La bande originale d’Alexei Agui accompagne ces images avec une sensibilité remarquable, mêlant rythmes traditionnels sud-africains et compositions contemporaines qui soulignent la modernité saisissante du regard de Cole.
En 105 minutes d’une densité rare, « Ernest Cole, photographe », présenté en Séance Spéciale au Festival de Cannes 2024, s’impose comme une réflexion profonde sur le pouvoir de l’image dans la lutte contre l’injustice. Raoul Peck, fidèle à son engagement de cinéaste, tisse des liens subtils entre le combat d’hier et les défis d’aujourd’hui.
La co-production franco-américaine (Velvet Film), distribuée par Condor Distribution en France, bénéficie d’une équipe technique de premier plan. Alexandra Strauss au montage parvient à entrelacer avec maestria archives personnelles, témoignages et séquences historiques, créant un récit aussi fluide que percutant.
En redonnant vie à cette œuvre majeure, Raoul Peck signe un documentaire essentiel qui nous rappelle que certains combats, malheureusement, restent d’une brûlante actualité.