Après Boumkoeur et Mon nerf, Rachid Djaïdani, un des pionniers des écrivains dit de banlieue, est de retour avec son troisième roman, Viscéral publié aux éditions du Seuil. Dans ce dernier, l’auteur qui est également acteur et réalisateur, nous plonge dans la vie de Lies, entraîneur de boxe dont la vie va être bouleversée par deux rencontres. Il revient pour Afrik sur ce nouveau roman et sur l’actuel succès de la littérature urbaine. Entretien.
Pour son troisième roman, Viscéral, Rachid Djaïdani a choisi de situer, une fois de plus l’intrigue dans un des nombreux quartiers en difficulté de la banlieue parisienne. Il invite le lecteur à suivre l’histoire de Lies, personnage qui tente de tracer sa voie dans une société qui semble l’avoir oublié comme beaucoup de jeunes de ces « quartiers de haute insécurité ». Boxeur, il enseigne les rudiments de son art aux « petits du quartier » et aux détenus de la prison voisine. Il tient aussi avec un ami, une petite affaire de taxiphone, lieu où se retrouvent les habitants pour appeler à l’étranger. Son destin va être bousculé par deux rencontres, l’une avec une jolie jeune femme, Shérazade et l’autre avec une directrice de casting. Rachid Djaïdani», d’abord maçon, puis boxeur, a fait une entrée renversante dans le petit monde quelque peu formaté de la littérature française en 1999, avec Boumkeur qui s’est vendu à 300 000 exemplaires, suivi de Mon Nerf en 2004. Aujourd’hui écrivain, acteur et réalisateur, il revient avec Viscéral, un roman coup de poing sans compromis ni langue de bois. Il est également l’auteur d’un film documentaire, Sur ma ligne. Tourné pendant l’écriture de son deuxième roman, il y invite le spectateur à suivre les différentes étapes de sa création.
Afrik : Pourquoi avoir choisi ce titre Viscéral ?
Rachid Djaïdani : Parce que ça se passe dans les tripes. C’est aussi l’idée de rester dans la thématique de l’organique.
Afrik : Comment pourriez-vous décrire votre livre ?
Rachid Djaïdani : Pour moi Viscéral, c’est un bébé qui est blessé mais qui a déjà la force de grandir tout seul. C’est un bébé que j’aime parce que c’est trois ans de ma vie. Comme je dis souvent, c’est un peu le roman que j’aurais voulu écrire à 16 ans quand j’étais encore dans les halls d’immeuble, mais avec la maturité de mes 33 ans je l’ai écrit avec la rage d’exister.
Afrik : Dans le roman, vous dénoncez le fait que les jeunes des quartiers soient sans cesse analysés par des personnes de l’extérieur qui parlent en leur nom alors qu’ils ne connaissent rien de leur réalité. C’est l’un des points communs avec les autres écrivains dit « de banlieue »…
Rachid Djaïdani : Effectivement, à travers l’art, les médias, etc, on nous prend la parole alors que c’est nous qui allons mal. Et c’est pour ça qu’aujourd’hui, nous prenons la plume, nous racontons des histoires qui nous concernent et qui ont pour ambition de raconter autre chose que des clichés. Si personne ne met la lumière dessus, les gens continueront à croire que nous sommes des idiots qui n’ont rien dans le cerveau. Il n’y a qu’à voir comment nous sommes caricaturés dans le cinéma français. Encore quand ce sont des vieux qui font ça, on se dit, « on s’en fout, ce sont des has been, ils sont dépassés… » Mais quand tu vois que des jeunes mecs soit disant issus de la banlieue ou qui fréquentent la « branchitude » de Paris, à qui on donne des caméras pour faire des films, font la même chose, à savoir appuyer sur nous comme si nous étions des idiots, ça énerve, surtout quand on pense qu’on leur donne de l’argent pour reproduire des propos à la limite du racisme. Pour eux, un Africain c’est un boubou, un Arabe c’est un voleur, un Chinois vend des nems etc…
Afrik : Vous utilisez également l’expression « discrimination pacifiste ». Qu’entendez-vous par là ?
Rachid Djaïdani : Le seul moyen de nous exterminer, nous les artistes c’est de ne pas nous donner la parole ou de ne pas nous montrer. C’est sans douleur, c’est pacifique. Le fait qu’on prenne ton roman et qu’on le mette directement à la poubelle sans même l’avoir ouvert parce que les médias aujourd’hui sont dans l’immédiat, c’est de la « discrimination pacifiste ». Faire la promotion de son livre est aussi un moyen de gagner sa vie parce que tout ça finalement, c’est du bizness. Donc la « discrimination pacifiste », c’est comment tuer un artiste en l’appauvrissant.
Afrik : Selon vous la littérature dite « de banlieue » est une littérature militante dans la mesure où elle met en lumière des réalités ignorées par beaucoup ?
Rachid Djaïdani : Bien sûr. Ce que je ne fais pas avec un micro, je le fais avec une plume. Comme m’ont dit les NTM un jour : « là où nous, on écrit trois ou quatre couplets et des refrains, toi tu écris un roman. Respect ». J’ai une approche hip hop de la littérature.
Afrik : Que pensez-vous du fait que certains parlent de « phénomène d’écrivains de banlieue » concernant ce mouvement de littérature urbaine, comme s’il s’agissait de quelque chose de temporaire qui n’est pas amené à durer ?
Rachid Djaïdani : Quand j’ai sortit Boomkeur en 1999, j’entendais déjà ce genre de réflexions, « les jeunes beurs à la mode ». Je suis revenu avec Mon nerf, ils m’ont zappé comme si quelque part leur but, c’est de t’éradiquer. Mais il y a de l’espoir parce que je sais que je vais sortir mon quatrième livre. La qualité du travail, c’est ce qui compte aujourd’hui.
Afrik : Vous n’avez pas peur qu’on vous enferme dans l’étiquette « écrivains de banlieue », surtout que vous en êtes à votre troisième roman ?
Rachid Djaïdani : Ecrivains de banlieue, ok, mais est-ce qu’on leur dit « écrivains bourgeois » ou « littérature de bourgeois » ou littérature de fils de » ? Ils veulent nous réduire à des cafards avec cette tendance à toujours nous stigmatiser, mais les cafards écrivent maintenant, on est là, le béton ne nous a pas détruits.
Afrik : L’absence d’un des parents est un point récurrent dans ces romans, dans le vôtre c’est la mère qui est absente. Comment vous l’expliquez ?
Rachid Djaïdani : C’est compliqué, c’est toujours pareil quand tu as plein de créations. Dans Boomkeur et Mon nerf, le personnage principal avait ses deux parents, ce qui n’est effectivement pas le cas dans celui-ci. Quand tu regardes l’ensemble de ma création littéraire, tu vois que j’ai essayé de ne pas reproduire ce que j’ai déjà fait. Dans mes deux précédents livre, j’ai voulu exprimer ce que voulait vraiment dire être parent mais je ne peux pas le refaire dans tous mes romans. C’est de la création, fiction non inspirée de la réalité ou d’un vécu. C’est donc un point commun qui est une coïncidence, je pense.
Afrik : Dans ces romans dits de banlieue, il y a aussi souvent la référence au pays d’origine des parents. Dans le vôtre, vous n’en parlez pas beaucoup. Quel rapport avez-vous avec les deux pays dont sont originaires vos parents, le Soudan et l’Algérie ?
Rachid Djaïdani : Il est vrai que je n’en parle pas beaucoup dans mon roman, c’est parce que je pense que si un jour je devais en parler, j’écrirais un livre qui y sera entièrement consacré, peut-être dans quelques années. Pour ce qui est de mon rapport avec ces pays, je connais un peu l’Algérie. C’est un des seuls endroits avec New York où je me sens vraiment inspiré. Quand j’y suis, je suis habité parce qu’il s’y passe des choses extraordinaires, des choses vraiment magiques.
Afrik : Pensez-vous que cette littérature urbaine, de par les thèmes qu’elle aborde, ne peut être comprise que par les personnes vivant dans les quartiers populaires ?
Rachid Djaïdani : Je ne crois pas et le fait de penser cela est une fois de plus une façon de créer des ghettos. Si on prend par exemple mon premier livre, Boomkeur, qui s’était vendu à 300 000 exemplaires, il avait marché parce que les gens de n’importe quel milieu social s’étaient retrouvés dans l’état d’esprit des personnages. Maintenant, qu’on dise que c’est une littérature de ghetto, de banlieue, etc, je répond juste : c’est une littérature, point. Après, tant que cela ne me porte pas préjudice et qu’on me donne la parole pour défendre mon art, ça va. Mais qu’on ne retourne pas mon art comme une arme contre moi. Quand j’écris un roman, l’idée c’est aussi de le rendre universel, de faire un pont entre les beaux quartiers de Paris et d’ailleurs avec l’autre côté du périph’. Le problème c’est que les gens, les médias ou autre cassent ces ponts. Ils pensent depuis toujours que les jeunes des quartiers n’ont pas plus de trois mots dans leur vocabulaire. Ce qui est extraordinaire aujourd’hui, c’est que des écrivains issus de ces mêmes quartiers viennent avec des romans qui leur prouve le contraire car ils ont plus de trois mots de vocabulaire et qu’ils leur apporte en plus d’autres mots, d’autres philosophies, d’autres humanités…Ce que je veux dire c’est qu’arriver un moment, il faut qu’on laisse balancer notre vibration, dire ce qu’on a à dire. Les gens qui ne viennent pas des quartiers populaires peuvent ainsi découvrir un monde qu’ils ne connaissent pas. En ce qui me concerne, je dissèque l’âme humaine d’un environnement qui est particulier et qui est celui du prolétaire et du peuple, un environnement que les gens de beaux quartiers ne peuvent pas reproduire. Eux, ils ne peuvent reproduire que ce qu’ils ont vécu depuis toujours, à savoir des livres qu’ils lisent depuis qu’ils sont gamins. Nous, on invente, on crée, on est la nouveauté. Aujourd’hui, la culture urbaine ne se limite plus au hip hop, c’est beaucoup plus vaste. C’est des jeunes du ghetto, des « issus de » qui deviennent écrivains, réalisateurs, peintres, journalistes… Il y a encore quelque temps, tout ça n’existait pas, qui aurait pu croire que du ghetto allait émerger tous ces talents. Et tout ça va faire la France de demain et on va la rendre plus forte parce qu’on aura la tolérance en nous. Il y aura alors en haut des gens intelligents qui commenceront à nous ouvrir les portes, et s’ils ne veulent pas les ouvrir, on les ouvrira nous-même.
Afrik : Pensez-vous que ce soit à cause de ces préjugés sur les jeunes des quartiers populaires qui seraient incapables d’aligner trois mots de vocabulaire que la plupart des gens, en particuliers, les médias et l’intelligentsia littéraire ont été surpris de voir émerger ce qu’ils appellent « le phénomène de l’année » ?
Rachid Djaïdani : « Phénomène de l’année » ? Alors que j’ai sorti mon premier roman, Boomkeur en 1999, et avant ça il n’y avait aucun roman dit « de banlieue ». En 1999, il y avait une vraie curiosité, et cela a permis à plein d’auteurs d’émerger. En 2007, il y a comme une sorte de réaction négative parce qu’on commence à déranger. Eux, ils viennent comme ils disent avec « leur mèche révolutionnaire » alors que nous, on débarque avec « l’Afro révolutionnaire » et on a envie de dire des choses. Un écrivain qu’il soit d’ici ou d’ailleurs, si je vois que son roman, dans sa thématique, c’est de la merde, je m’en fous qu’il vienne du ghetto ou du 6e arrondissement de Paris, si ça ne me touche pas, c’est de la merde pour moi. Je n’aime pas lire, donc qu’il ne me fasse pas perdre mon temps. Ce qui se passe dans le monde littéraire aujourd’hui, c’est que nos écrits les dérange d’une certaine manière, non pas parce que c’est violent, mais parce qu’ils n’ont pas nos codes et forcément cela peut enrouer la machine. Moi, je suis écrivain issu de la culture urbaine et du hip hop en particulier. Et le hip hop c’est quoi ? Ce sont des ponts, c’est faire comprendre ma douleur, pourquoi je vais mal, etc… La différence entre eux et nous, c’est qu’eux parlent avec des statistiques, des formules, nous, on parle avec le cœur d’un vécu. Comment tu peux détourner quelqu’un qui est enraciné dans ses convictions et qui a du recul ? Aujourd’hui, nous sommes des intellectuels comme eux parce qu’on a réfléchi sur le sujet.
Afrik : Pensez-vous que c’est votre double culture ou le fait que vous ayez vécu dans des quartiers regroupant des personnes aux origines multiples qui fait l’originalité et la richesse de votre style ?
Rachid Djaïdani : Tout ce que je peux dire, c’est que la littérature urbaine est un univers qui est nouveau et très fertile. Ce que nous faisons, n’existait pas avant. C’est là qu’est la magie. On essaye de nous lobotomiser mais on est la force, la créativité, l’universalité parce qu’on se met en danger quand on est dans la création. Mon ambition ce n’est pas de raconter mes vacances avec mes potes avec qui j’ai partouzé et ai pris de la coke mais plutôt de faire découvrir un parcours, une blessure, une vie, un espoir et un chemin… Aujourd’hui, ce que j’écris, mon discours, personne ne me l’a appris, j’étais maçon avant. C’est la vie qui m’a appris tout ça, tout ce que j’écris, c’est du vécu.
Viscéral, Rachid Djaïdani, éditions du Seuil, 2007, 185p., 15€
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